Pour le cinquantième anniversaire de la publication de son ouvrage Le droit à la ville, un colloque international consacré à Henri Lefebvre (1901-1991) s’est tenu à Paris le 4 et 5 avril 2018. En 1984, l’architecte Serge Renaudie avait accompagné le philosophe pendant trois mois en Californie. De la délocalisation, des réseaux et de la réorganisation de l’urbain…
Fin 83 ou début 84, j’ai rencontré Henri Lefebvre par l’entremise de notre ami commun, le folkloriste et mythologue, Claude Gaignebet. Je cherchais à joindre Henri Lefebvre quand Claude m’annonça qu’il cherchait quelqu’un pour l’assister pendant son voyage à l’université de Santa Cruz en Californie, pendant trois mois car Catherine Régulier, sa femme, ne pouvait l’y accompagner.
Nous partîmes donc en avril, avec en prime le projet d’écrire un livre sur le concept de complexité qui me tenait tant à cœur. Nous ne l’écrivîmes jamais malgré nos innombrables discussions nocturnes arrosées de ce délicieux vin californien dont nous avions trouvé immédiatement le meilleur vendeur de Santa Cruz sur Mission Street, cette rue que l’on disait centrale mais où nous ne repérions rien de cette centralité qui nous avait nourris.
Henri Lefebvre assurait deux séminaires. Le premier «La mort des avant-gardes» était destiné aux ‘under graduates’, le second «Sur la dialectique» était destiné aux doctorants.
Nous avions beaucoup de temps libre et nous passions de longues journées à sillonner le comté de Santa Cruz au volant du ridicule coupé 2 places d’occasion que j’avais acheté. Henri adorait bouger et moi aussi, aussi nous explorâmes les environs. Ces voyages, que nous aurions pu nommer «dérives urbaines motorisées», nous amenaient à confronter ce que nous pouvions déceler du réel avec le discours ambiant. Nous cherchions nos repères dans cette ville éclatée, cet urbain magnifié aux centralités diffuses qui se cachait même parfois dans la pleine campagne sauvage. Des étendues d’urbain pavillonnaire pénétrant au plus profond des forêts, une sorte d’image pacifiée de l’éclatement d’une ville historique qui n’avait jamais existé sur ce continent.
Nous logions dans une jolie petite maison en bois dans un village réservé aux professeurs dans une partie du campus de Santa Cruz qui faisait 800 ha de prairies et de forêts, où les cerfs se promenaient tranquillement.
C’est Fredric Jameson, philosophe marxiste, qui avait invité Henri Lefebvre à l’université de Santa Cruz. Malgré ses craintes d’être interdit d’entrée sur le territoire US, Henri n’eut aucune difficulté à passer la frontière, un énorme policier vint même l’aider à passer les formalités. Cela l’étonna, et même le déçu beaucoup : la dangerosité du marxisme révolutionnaire n’était donc plus reconnue ? Pendant le vol, Henri prévoyait que nous allions faire un demi-tour, refoulés mais glorieux de l’avoir été. Ce ne fut pas le cas… et lui fallait alors enfiler trois mois de séminaires.
Lors d’un premier dîner chez Fredric Jameson, un de ses étudiants doctorant nous fit part de la difficulté pour les étudiants de se loger malgré un campus immense de 800 ha. Puisqu’en Californie, on construisait en bois «pre-cut», c’est-à-dire pré-découpé, ce qui autorisait une mise en œuvre très légère, extrêmement rapide et sans fondation, je proposais de «pré-cuter» une petite maison et de l’installer dans la nuit sur le campus, puis d’agir de même chaque nuit tant que les autorités n’auraient pas réalisé qu’un village s’installait.
L’idée amusa beaucoup Henri mais déplu énormément à Fredric Jameson qui commença à s’inquiéter d’avoir invité un des inspirateurs de mai ’68 dont on ne savait jamais s’il n’allait pas favoriser l’émergence d’une pratique du droit à la ville. Le discours californien consistait en «une sorte d’amitié permanente et spontanée», totalement superficielle, agissant comme une pellicule sur toute réalité. On pouvait énoncer les propos les plus révolutionnaires à condition qu’ils soient détachés de toute pratique.
Tout le monde était censé vivre en harmonie dans un urbain champêtre… On s’arrêtait au carrefour, on s’observait pour vérifier qui était arrivé le premier afin de décider enfin qui passerait le premier… Une grande politesse bienveillante entourait toute chose.
Nous visitâmes Silicon Valley et fûmes informés des recherches sur la dématérialisation des informations et sur les connexions. Dès 1966, aux Etats-Unis, l’armée finance la recherche pour garantir la communication en réseau. En 1983, l’organisme créé pour assurer cette recherche, ARPANET, est divisé en deux branches, MILNET étant la partie militaire et ARPANET devenant civil, mais principalement destiné à la communication entre les établissements scientifiques. En 1984, il y a à peine 1 000 ordinateurs connectés à travers le monde : l’armée, quelques universités et quelques sociétés comme Hewlett Packard. Internet n’existe donc pas encore mais en Californie il est déjà question d’expériences menées à Silicon Valley.
Lors de l’une de nos déambulations motorisées sur une petite route bucolique qui sentait bon la noisette, nous butâmes brusquement sur des barrières et des panneaux criards qui, barrant la route, annonçaient qu’à cet endroit commençait un terrain militaire. Subitement cette idéologie californienne du cool et du green, qui commençait à nous anesthésier, éclata devant la violence signalétique de ceux qui possédaient un beau morceau du territoire. «Bon, vous avez compris ?» dit Henri Lefebvre qui aux moments importants savait être étonnement concis. Effectivement, l’armée occupait quand même le terrain…
Décision fut prise de nous rendre en voiture à Los Angeles pour y retrouver Fredric Jameson et Edward Soja, éminent géographe urbain de l’Université de Los Angeles et spécialiste de cette dernière. Andrea Mueller, alors étudiante d’Henri à Santa Cruz, avait proposé sa voiture plus vaste que la nôtre.
Andrea conduisait, j’étais sur la place de devant et les trois autres à l’arrière parlaient abondamment. Jameson voulait à tout prix nous montrer une nouvelle tour du «centre» – je mets centre entre guillemets car ce que voulaient nous montrer nos deux spécialistes est que Los Angeles n’avait pas de centre-ville comme en Europe. Plus nous roulions dans des rues sans fin, plus ils essayaient de nous convaincre que nous assistions à un bouleversement, à une révolution postmoderne : plus de centre, plus de périphérie… Hollywood comme exemple de la séduction urbaine… Le capitalisme transfiguré…
Henri se contentait de quelques «Mouais…» dont j’avais appris que cela exprimait à la fois son doute et son désintérêt de l’argumentation portée. Au bout d’une heure de dérive automobile, Henri posa une question : «Mais où sont les lieux de la production ?». Nos guides expliquèrent qu’il n’y avait plus de lieux de la production puisque tout lieu pouvait en devenir un. Mais, toujours roulant, Henri s’obstinait après avoir écouté tout ce qui lui était expliqué : «Oui… mais où sont les lieux de la production ?».
Il posa si souvent la question qu’au bout d’un moment je commençais à trouver cela un peu trop répétitif, voire lassant. Edward Soja craqua et déclara que nous allions visiter ce qui avait été le lieu de la production : les usines Good Year. Il nous guida vers le quartier où avaient existé depuis les années 20 les usines du pneu. Endroit mythique de la production d’où partaient même des zeppelins soit pour leur publicité soit même pour filmer du ciel des événements sportifs.
Nous traversâmes des kilomètres de larges rues où le vent avait apporté des buissons du désert, longeant des bâtiments comme autant de palais abandonnés, de hangars immenses et vides, de citernes poussiéreuses. Une ville dans la ville, mais une ville abandonnée. Fermée depuis plus de quatre ans, totalement vidée de son énergie, renvoyée subitement au passé, à l’archéologie du XXe siècle.
Le postmodernisme à Los Angeles, c’était l’abandon de l’industrie traditionnelle et l’arrivée de l’industrie propre, celle née des ordinateurs. Mais Henri ne se laissa pas désarçonner, il insista : «Et où sont passées les usines de Good Year ?». Nos guides n’avaient pas la réponse, expliquant que Good Year avait fermé parce qu’il était en crise. «Oui, mais où sont maintenant les usines ? Parce que des pneus, il y en a encore ?», insistait Henri.
Deux questions avaient suffi à faire cesser le flot d’arguments postmodernistes. Les pneus étaient peut-être fabriqués en Asie ou en Amérique Latine ou Centrale… le lieu de leur production s’était déplacé sur un autre continent. Je ne sais ce qu’en pensèrent nos guides, mais ce fut une leçon magistrale pour moi. D’abord ne jamais abandonner les principes qui guident notre pensée. Ensuite, ne pas se laisser influencer par des événements. Troisièmement, les lieux de la production font partie du fait urbain et si nos pneus sont fabriqués en Asie, c’est que la ville devenait planétaire. Les pneus n’avaient pas quitté Los Angeles, c’est Los Angeles qui s’étendait maintenant jusque à l’endroit où les pneus étaient produits.
Nous avions pressenti qu’un bouleversement se préparait mais ce n’est qu’en rentrant à Paris que nous réussîmes à en prendre la mesure.
De retour de Californie, nous créons une association avec Yann Couvidat, un doctorant rencontré à Santa Cruz, pour continuer à étudier cette société que nous appelons «informationnelle», en Californie. Une présentation de nos objectifs au ministère de l’Equipement liquida nos espoirs. Ils se gaussèrent de notre naïveté d’avoir cru que le développement des réseaux puisse un jour dépasser le cercle de Silicon Valley.
Il est vrai qu’en France, nous avions le Minitel dont le beau camaïeu beigeasse-maronnasse ou bleuasse ornait un million de bureaux en 1985 en offrant un annuaire téléphonique, de la vente par correspondance et des sites de rencontre roses. Tout allait bien en France, nous étions connectés.
En visitant les deux grandes villes de la Californie, nous avions commencé à comprendre le retard que nous avions pris dans l’analyse de la ville en train de se faire. Henri avait souligné le double mouvement d’explosion de l’urbain vers la périphérie provoquée par l’industrie et d’implosion des centres de décision et d’autorité mais quelle était cette société qui rendait planétaire l’urbain et qui délocalisait, en les dématérialisant, les décisions ?
Comment comprendre cette nouvelle dimension urbaine : le virtuel qui rendait proche et immédiat le lointain ; un virtuel qui s’imposait comme un lieu permanent et omniprésent des décisions mais strictement détaché du local ; une centralité hégémonique mais insaisissable ; et en même temps un dispositif qui s’insinuait dans toutes les décisions locales, collectives comme individuelles ?
Quel type de ville à la dimension planétaire pouvions-nous penser pour demain? Fallait-il s’attendre à une planète où les pays seraient comme les quartiers d’une ville, certains riches, d’autres pauvres ? Et le tout surdéterminé par un réseau de décisions sans lieu ? Quelle démarche pouvions-nous prendre pour saisir cette réalité fuyante ?
Le monde se réorganisait grâce à l’informatique, le mur de Berlin pouvait tomber cinq ans après et avec lui la dislocation des blocs Est-Ouest. Tout se clarifiait et s’unifiait : démocraties populaires, pays occidentaux, asiatiques ou sud-américains, tous passaient sous la même organisation de l’espace et du temps. Le choc des blocs n’avait été qu’un leurre.
Ainsi Henri avait-il juste eu le temps de diagnostiquer que l’urbain créé par le capitalisme avait réussi à éclater la ville traditionnelle, à subordonner la campagne et à imposer ses rythmes à tout un chacun, que, 15 ans après, ce même urbain était dépassé dans ses formes et ses fonctionnements par un urbain planétaire au point d’en perdre toute mesure et tout temps.
Malgré ces bouleversements dont nous ne sentions que les prémisses, Henri conservait son optimisme en une «nouvelle positivité» qui s’exprimait après toute négativité : «Le mouvement serait celui-ci : la ville historique, sa désintégration qui serait en même temps son extension, et sa réintégration dans l’urbain qui serait la nouvelle positivité, mais en marche déjà à travers sa négation».
Ainsi les pneus pouvaient être produits en Amérique Latine ou en Asie et être déconnectés du centre de décision. La mondialisation, fonctionnant à la dissociation et à la réorganisation, était cette négativité de l’urbain. Quelle en serait sa positivité ? Henri supposait que même si les entreprises se délocalisaient, elles se posaient quelque part : «Une production est en soi indépendante du lieu mais dans la réalité il y a la population, les ouvriers, la main d’œuvre, donc des logements, des écoles… et donc des lieux. Si en soi, abstraitement la production se délocalise, en fait elle reste attachée à des lieux puisque ce sont des gens qui travaillent… Donc même si en soi, techniquement, elle se délocalise, concrètement la production reste un phénomène urbain».
La délocalisation n’efface pas les lieux, et si les réseaux accélèrent la réorganisation de l’urbain planétaire, ils en constituent également la fragilité – le virtuel n’efface pas le concret.
Face à ce territoire urbain californien, sans centralité ou aux centralités démultipliées, et l’émergence d’une centralité délocalisée des décisions, Henri insistait beaucoup sur la centralité comme ce qui attirait du monde et des activités. Il y voyait la preuve que la ville était vivante. La centralité est ce qui faisait que des gens répondaient à la nécessité de se rencontrer. La centralité était le rassemblement. Pour lui, ce besoin de se rencontrer et de faire ensemble provoquerait toujours du positif dont la fête, révélant les aménités, était le sommet.
Serge Renaudie
Architecte, urbaniste, paysagiste
Avril 2018