La loi ELAN, malgré son apparente brutalité, est en réalité un joyau d’ingénierie. Selon le principe des vases communicants, les Américains sont parvenus à changer le cours d’une rivière : la Chicago River qui se jetait dans le Lac Michigan est désormais un affluent du Mississippi. Mais Emmanuel Macron a fait mieux : il a inventé le ruissellement qui remonte la pente !
Reprenons. Dans son programme de candidat et ses intentions politiques, le président nous a expliqué la théorie du ruissellement : on baisse les impôts pour les riches, leur nouvelle richesse allant forcément ruisseler vers le bas et soutenir l’économie et la croissance et enrichir tout le monde.
C’est une idée qui pose déjà question tant elle ne date pas d’hier. Depuis l’école de Chicago des années 50, la théorie du ‘trickle down’ est le mantra de tous les économistes conservateurs américains. Dans la foulée de Reagan, ce sont les Bush père et fils qui ont ensuite fini de dérégulariser la finance dans cette intention, le ruissellement, sans d’ailleurs que les présidents démocrates ne la remettent vraiment en cause.
Quelques décades plus tard, les résultats de cette politique sont désormais connus : les riches sont devenus tellement riches qu’ils contrôlent nombre de manettes du pouvoir politique – bienvenue chez Trump ! -, les très pauvres, les bonnes et les serviteurs y ont gagné un peu en confort et la classe moyenne est en voie de déclassement, sinon d’évaporation.
Mais Emmanuel Macron est un jeune président. Comment pourrait-il être associé à une idée aussi surannée qu’inefficace ? Serait-il donc réactionnaire ? Non bien sûr. C’est donc nous qui n’avions pas compris ce qu’il entendait par ruissellement.
C’est beaucoup plus clair aujourd’hui, un an à peine après son élection.
Lors de la première année de son mandat, Jupiter s’est donc empressé de baisser dans des délais records les impôts des plus riches, supprimant l’ISF en passant, et chacun de penser que, pour le ruissellement, c’était parti.
En fait pas du tout. Un an plus tard, la France affiche en Europe le plus médiocre taux de croissance – 0,2% au second trimestre – tout en battant tous les records en matière de déficit commercial et de balance des paiements. Oh et elle possède aussi le taux d’inflation le plus élevé !* Et les plus riches des Français les plus riches – des héritiers souvent d’ailleurs, ce qui en dit long sur la capacité d’innovation de nos milliardaires – sont encore plus riches, parce qu’ils le valent bien. Une réussite !
Nul ne peut donc imaginer que c’est de ce ruissellement-là dont parlait notre président progressiste. Lequel alors ? Voyons. Maintenant que le temps des arbitrages douloureux est venu, puisque l’argent est dépensé sans avoir pour autant ruisselé, quelle est la première mesure de la rentrée du gouvernement ? Rien moins que la proposition en 2019 et 2020 d’une augmentation royale – que dis-je, jupitérienne ! – des pensions de retraite et autres allocations familiales de… 0,3%. Un chiffre très inférieur à l’inflation attendue par l’Insee de 1,7% (au moins) en fin d’année 2018 ! Faites-le calcul.
Eureka ! Le voilà le ruissellement ! Il s’agit de récupérer petite somme par petite somme chez les millions de retraités qui n‘en peuvent mais de quoi compenser les cadeaux fiscaux à ceux qui en avaient vraiment besoin. Et les petits ruisseaux font les grosses rivières. Les cadeaux aux riches sont tombés en cascade, le ruissellement inversé d’Emmanuel Macron permet de faire remonter une inondation de cash, en partant du plus bas, pour remplir tout en haut les caisses de la République vertueuse.
Ce qui nous ramène à l’architecture et la loi ELAN. C’est le même phénomène de ruissellement inversé qui est à l’œuvre. Ecoutons Marianne Louis, secrétaire générale de l’Union Sociale pour l’Habitat (USH), pas une gauchiste donc, qui expliquait au printemps 2018 son interprétation du texte : [la loi Elan] «privilégie la circulation financière dans une logique verticale et non pas territoriale dans la mesure où la question du regroupement est uniquement abordée sous l’angle des capitaux, des flux de financement et de trésorerie». Une logique verticale des capitaux, du bas vers le haut, n’est-ce pas à nouveau le ruissellement inversé à l’œuvre ?
Un autre exemple ? La décision de Bercy de fermer le service des repentis fiscaux, qui a rapporté 1,3Md€ en 2017, mais, «en même temps», de multiplier par quatre à Pôle Emploi le nombre de contrôleurs des chômeurs, ce qui pourtant ne rapporte «que des clopinettes».*
A bien y réfléchir, les exemples ne manquent pas, qu’il s’agisse des amendes ou contraventions de tous ordres pour toutes sortes de motifs. Il faut se rendre à l’évidence, ce ruissellement de petites sommes pompées dans les poches des braves gens par millions fait les grosses rivières qui enrichissent énormément les premiers de cordée. Non seulement le ruissellement est inversé mais il grimpe les montagnes ! Bravo Macron !
Si la mécanique est éprouvée – un joyau d’ingénierie disais-je -, chacun sait cependant que les inondations sont d’autant plus dévastatrices quand elles naissent sur un sol asséché. Comme celui du médiocre taux de croissance du pays par exemple ?
Christophe Leray
*Canard enchaîné du mercredi 22 août