Les articles 229 à 232 sont pourtant clairs : «Si un architecte construit une maison, que cette maison s’écroule et tue son propriétaire, alors l’architecte sera mis à mort. Si elle tue le fils du propriétaire, le fils de l’architecte sera mis à mort. Si elle tue des esclaves du propriétaire, alors l’architecte devra payer esclave pour esclave au propriétaire de la maison. Si elle détruit des biens, il devra dédommager pour tout ce qui a été détruit, et dans la mesure où il n’a pas construit convenablement la maison qu’il a bâtie et qu’elle s’est écroulée, il doit la reconstruire à ses propres frais».
Il s’agit de la plus ancienne mention d’un architecte dans un texte de loi, inscrite dans les tablettes du Code d’Hammourabi (visible au Louvre) rédigé à Babylone environ 1 800 ans avant notre ère. Un signe de respect indéniable pour l’homme de l’art mais une loi qui devait l’inviter à la prudence.
En tout état de cause, la première mention de l’architecte, il y a quasi 4 000 ans, concerne donc le service aux nantis. Hammourabi, qui a inventé la loi du talion – œil pour œil, dent pour dent – se fichait sans doute comme d’une guigne de la façon dont les esclaves ou artisans ou paysans construisaient leurs cahutes. Mais il fut sans doute l’un des premiers, parmi nombre de tribus nomades, à comprendre la portée symbolique du grand art, qu’il s’agisse du pouvoir ou de la richesse, et il n’était donc pas question que ça s’écroule.
Imaginez la honte, et la frousse monumentale pour l’architecte, dès que tombe un balcon ! CQFD.
Le service du prince fut peu ou prou depuis Hammourabi et pendant des siècles et des siècles la destination de l’architecture et les paysans du Moyen-Age transis et affamés dans leurs longères en Vendée seraient bien étonnés que d’aucuns viennent les entretenir d’architecture vernaculaire tandis que le glaive et le goupillon trouvaient alors leurs expressions les plus guerrières et les plus asservissantes, châteaux et lieux de culte par exemple. Aujourd’hui encore, question d’image, rien ne vaut une cathédrale d’art contemporain dans le bois de Boulogne, financée évidemment sur le denier (public) du culte.
Les nantis quant à eux, depuis 4 000 ans, n’ont pas de souci de logement. Il fallut les révolutions sociales du XXe siècle pour ancrer l’idée que les ouvriers et employés, et finalement tout le monde, pouvaient eux aussi avoir accès à l’architecture, dit autrement au confort. Il était temps. Les Romains de Pompéi avaient l’eau chaude mais les Français d’en bas ont dû attendre 1970 pour ne plus avoir à puiser l’eau au puits. Même le mouvement moderne s’était paré d’une ambition sociale !
Après deux conflits mondiaux, et plus encore de guerres froides et chaudes plus tard, quitte à reconstruire, il fallut bien s’attacher à reloger les survivants. Les architectes se sont enfin emparés de ce nouveau sujet et furent alors nombreux à porter le flambeau d’une ambition humaniste conquérante.
Toutes les expériences ne furent pas heureuses, ce n’est rien de l’écrire, mais ce nouveau paradigme aboutissait en 1977, oh miracle, au moins en France, à ce que l’architecture soit déclarée d’intérêt général. D’intérêt général ! Hammourabi n’en reviendrait pas de voir que les logements des esclaves sont construits par des architectes, certains de renom.
Chacun le comprend, cette ambition sociale de l’architecture, en regard de son histoire, est tout à fait récente, voire inopinée, et forcément fragile. Et forcément menacée. C’est vrai quoi, pourquoi demander à des architectes de faire du logement quand d’autres sauront le faire ‘plus vite, mieux et moins cher’ ? L’architecture d’intérêt général, quelle idée ? Regardez l’histoire !
C’est justement le logement qui est le plus normé, le plus encadré, le plus régenté. Il est vrai qu’il s’agit d’un marché gigantesque. Une affaire trop sérieuse sans doute pour être confiée aux architectes. Depuis Hammourabi en tout cas, leur laisse est courte.
Aussi, pour n’importe quel architecte ambitieux, considérer encore que l’architecture est d’intérêt général, est, plus qu’un vœu pieux, un acte de résistance. Les hommes et femmes de l’art y sont d’ailleurs (encore) tenus par la loi. Architecture pour tous donc.
Bonne année 2019 !
Christophe Leray