Martine est maire sans étiquette de Sainte-Gemmes, une petite ville de banlieue. De par sa fonction, elle a développé un goût, de profane certes, pour l’architecture. Hasard de la vie, elle est de retour à Château-Thierry*, à l’invitation d’Arthur, le fils architecte d’un ami, qui souhaite l’entreprendre toute affaire cessante d’une histoire de la plus haute importance.
Les voilà donc attablés à une terrasse près de l’hôtel-de-ville et de son parvis nappé de parkings en cette plaisante journée de mai. Après menue conversation d’usage – «Vous avez fait bonne route ?», «Oui très bonne merci» – cet homme de l’art, fort sympathique au demeurant, se lance : «Voilà la situation !», dit-il.
Martine comprend qu’il préside «l’association de sauvegarde et de reconversion de l’ancienne piscine de Château-Thierry», un ouvrage livré en 1971 par les architectes Reymond Luthi et Olivier Vaudou, «assistés de Jean Prouvé et Louis Fruitet». Elle se souvient vaguement en avoir entendu parler lors de sa dernière visite mais, quand elle était venue, c’était pour voir le nouveau centre aquatique de la ville, Citelium, pas l’ancien. Ni l’ouvrage ni ses architectes ne lui disent donc rien.
Cependant, en tant que maire qui essaye de dynamiser sa commune, même si elle tient à son patrimoine, elle se méfie par nature des conservateurs dogmatiques.
La piscine est désormais condamnée et Martine n’a évidemment pas pu la visiter mais elle en a fait le tour à pied avec Arthur avant de revenir en voiture en centre-ville. «Vous savez Arthur que je préfère les pierres vivantes, surtout quand elles sont sauvages, aux pierres mortes», le met-elle en garde. Ce qui n’atteint en rien l’enthousiasme du jeune homme qui poursuit donc son exposé.
Dans ce bâtiment de verre et d’acier, en découvrant les photos d’archives, Martine reconnaît bien les nobles intentions – hygiénistes, sociales, sportives – de l’époque. Elle a vécu cette période, elle y était en quelque sorte et, elle doit en convenir, pris tout seul, le bâtiment a encore de l’allure. Elle comprend bien pourquoi Arthur et ses amis architectes du coin ont été chagrinés en apprenant récemment, en mars 2019, sa destruction prochaine.
Intérieurement, Martine loue leur ardeur à vouloir défendre cet ouvrage qui leur tient à cœur. Elle loue également leur sens de l’organisation puisqu’ils ont réussi, en peu de temps, à alerter la presse locale, à sensibiliser une partie de l’opinion publique de la ville, à donner du grain à moudre à l’opposition municipale et à motiver le ban et l’arrière-ban des sauveteurs du patrimoine du XXe siècle en la personne de Richard Klein, de DoCoMoMo**, et sa cellule psychologique, le SPPEF.***
Pendant qu’elle écoute Arthur, Martine se dit que, quand même, le maire y a mis du sien pour envenimer la polémique puisque son seul projet semble être de remplacer la piscine par deux restaurants de chaînes, ou un kebab et une supérette, Martine ne sait plus, et, ha oui, elle allait oublier, une crèche, pour faire social et se donner bonne conscience. Il s’agit en tout cas d’un projet porté par un promoteur apparemment ami de la ville, du moins selon Arthur. Mais, en effet, rien de visionnaire ! Et à 700 000€ le lot, ce n’est pas comme si la commune faisait fortune.
Comble de la provocation pour le jeune homme, le maire s’est affiché avec Stéphane Bern lors du lancement du loto du patrimoine, ce qui eut le don de rendre furieux les opposants de son projet de démolition de l’ancienne piscine.
«Hormis le saccage de l’entrée de ville par l’agrandissement du pôle de la malbouffe existant au détriment des commerces du centre, cette opération inique va effacer une architecture généreuse, délicate, faite de verre, de brique et d’acier, ouverte sur la Marne. Ses auteurs ont été influencés par Jean Dubuisson et Ludwig Mies van der Rohe», s’échauffe Arthur. «Vous vous rendez compte ?»
A l’écouter, Martine éprouve de l’empathie pour Arthur, et même pour le bâtiment. Quand elle est passée devant, elle a vu qu’en deux ans à peine, l’ouvrage s’est déjà beaucoup dégradé. Elle comprend aussi la stratégie qui consiste à laisser un bâtiment se détériorer pour ensuite présenter sa démolition comme inévitable. Le maire n’était pas obligé cependant de rappeler avec morgue que ce bâtiment n’était ni classé ni inscrit ni rien du tout, même si la réalité des faits lui donne raison. «Nous avons demandé le classement MH dès le 5 mars 2019 auprès de la DRAC et informé le maire le 8 mars», souligne Arthur. Mieux vaut tard que jamais, relève Martine en son for intérieur.
Elle a de plus pu constater que, alors que le bâtiment de Vaudou-Luthi se voulait en son temps un signal glorieux d’entrée de ville, il se trouve aujourd’hui relégué dans une zone quelconque, pour le dire gentiment. Pour le coup Martine ne s’étonne guère de la pauvreté du programme proposé en lieu et place de la piscine par cet investisseur providentiel.
Par ailleurs, Martine connaît le coût pour la collectivité d’un bâtiment abandonné, ne serait-ce qu’en gardiennage ; il ne manquerait plus qu’un gamin téméraire se casse quelque chose en faisant l’imbécile à l’intérieur ! Et ce coût, il est sonnant et trébuchant pour le budget de la commune et non une figure de rhétorique, pense-t-elle.
Surtout qu’en l’occurrence, se dit-elle, les Castelthéodoriciens disposent d’un nouveau centre aquatique, le Citelium qui, s’il n’a qu’un mérite a au moins celui d’être neuf. Comment expliquer aux administrés qu’il faut continuer à payer pour une vieille piscine vide alors qu’ils payent déjà, et pour longtemps, un centre aquatique flambant neuf avec son espace bien-être ? Martine se met à la place de l’édile.
Alors, ces braves jeunes architectes peuvent jeter des pavés dans la mare et rameuter aujourd’hui les habituels acharnés défenseurs du patrimoine du XXe, la réalité demeure.
«Pourquoi vous y êtes-vous pris si tard, pour réagir ?», demande Martine à son hôte. «Au moment du permis de démolir, n’est-ce pas quasi trop tard ? Vous ne pouvez quand même pas invoquer l’effet de surprise…» En effet, depuis deux ans que Citelium a été livré, il y avait largement le temps de se mobiliser pour l’ancienne piscine, se dit Martine. «Et quelle alternative avez-vous proposée au maire ?»
Arthur profita alors de ce moment pour commander deux autres cafés et s’excuser de devoir répondre à ses messages.
C’est vrai, se dit Martine, qu’est-ce que c’est que cette habitude des défenseurs intransigeants du ‘patrimoine’ de se jeter sur n’importe quel bâtiment «ni classé ni inscrit», quel que soit le lieu ou le contexte, sans autre forme de réflexion et, surtout, de proposition ? Martine pensait notamment au ramdam causé par le bâtiment de cet architecte marseillais, Ricciotti c’est ça se souvient-elle, à propos de la maison du peuple****, un autre bâtiment «assisté par» Prouvé, à Clichy, pas très loin de Sainte-Gemmes.
Martine n’a pas d’affection particulière pour le maire de Clichy mais, là encore, elle comprend sa problématique. Certes, se dit-elle, on ne peut que regretter le manque d’imagination, en général, des édiles dès qu’il s’agit d’architecture, surtout qu’ils ont l’esprit encombré de projets exprimés quasi exclusivement en termes financiers mais, personnellement, elle la trouve pas mal la tour de Ricciotti au-dessus de la Maison du peuple.
Il est vrai qu’en l’occurrence, pour en revenir à Château-Thierry, Martine ne voit pas vraiment le caractère urbain et social de deux restaurants de chaînes sur le site. Mais, d’un autre côté, si tous les amoureux de la piscine de Vaudou-Luthi s’étaient bougés depuis deux ans qu’ils savaient l’issue inévitable et avaient imaginé un programme et trouvé un investisseur, et s’ils débarquaient dans son bureau avec un projet novateur, cohérent et un gros chèque, sans doute que le maire serait prêt à oublier sa supérette et son fast-food.
Tiens, par exemple s’amuse Martine, pourquoi pas un hôtel grand luxe qui servirait d’écrin à la piscine rénovée réservée aux clients ? Et un casino ? En réalité, se dit Martine, pour redonner du sens à cette piscine, c’est tout l’environnement tout autour qu’il faudrait changer. «Et puis qui voudrait venir à Château-Thierry ?», se demande-t-elle en observant le va-et-vient des voitures sur le parking de l’hôtel-de-ville.
En tout état de cause, ce n’est pas en s’y prenant au dernier moment qu’il faut espérer grand-chose, se dit Martine, qui finit par s’interroger sur le but véritable, pour les uns et les autres, de cette agitation. Certes, sans doute faut-il que jeunesse se passe. Mais quel est l’intérêt des vieux bougres de DoCoMoMo et du SPPEF de voler à chaque fois au secours de l’immobilisme ? Martine n’en sait rien et préfère ne pas imaginer leurs desseins mais, parce qu’elle a un peu d’ambition pour sa commune, elle se doute qu’elle aura un jour affaire à eux, que ce sera déplaisant et possiblement coûteux pour les finances publiques.
«Alors Martine, que feriez-vous à notre place», s’enquit Arthur revenu de ses urgences sociales avec un grand sourire inoffensif. Il avait déjà oublié la question qu’elle lui avait posée. Martine sortit de sa rêverie. Elle était embêtée. Que lui dire ? «Tant que vous restez dans le cadre du droit, toutes les indignations, à l’époque qui est la nôtre, sont bonnes à prendre mais, d’un point de vue de l’efficacité, sans alternative crédible, cela ne sert à rien d’arriver comme la cavalerie après la bagarre», dit-elle. Elle craignait de le blesser. Insouciant, Arthur rit de bon cœur.
Sur ce, Martine devait déjà partir. Elle avait rendez-vous à Lille et, décidément, rien ne la retenait à Château-Thierry.
Christophe Leray
*Lire la Chronique Martine maître d’ouvrage fait cas du beau, les architectes pas tous
**DoCoMoMo, pour la DOcumentation et la COnservation des édifices et sites du MOuvement MOderne
*** SPPEF. Société pour la Protection des Paysages et de l’Esthétique de la France
****Lire notre article Querelle : pourquoi Franck Riester doit mouiller la chemise