Dans les règlements de concours, de nouveaux critères de plus en plus sélectifs rendent caduque l’idée même de sélection, donc de choix éclairé. Certes, avant de confier un projet à 300 M€ à un/e architecte, chacun comprend bien qu’il faille pour un jury compétent évaluer les capacités des impétrants de le mener à bien. Mais, vraiment, pourquoi désormais une telle inflation de critères et de références toujours plus extravagants ?
Prenons par exemple le règlement du concours pour le futur Hôpital universitaire du Grand Paris Nord (HUGPN), un équipement de 989 lits qui doit être mis en service au troisième trimestre 2028, «au plus tard» (sic). Le coût prévisionnel des travaux est de 353 M€ HT (valeur mars 2020), hors équipements mobiliers, biomédicaux, robotisation logistique non intégrés au programme. Après une première phase d’appel à candidatures close le 17 septembre 2019, quatre équipes sont admises à concourir après examen des dossiers. Un beau concours !
Mais, pour les candidats, quel examen des dossiers ? Sur quels critères ?
Ces derniers sont scrupuleusement énoncés :
«Pour la compétence architecte / urbaniste, architecte d’intérieur / design en santé mandataire ou cotraitant : (1 slide (sic) avec une image par référence)»
– Référence 1 : une opération hospitalière en activité de Médecine Chirurgie Obstétrique (MCO), avec plateau technique, d’une surface dans œuvre d’au moins 65 000 m², dont l’avancement sera au minimum au stade du PC déposé, le candidat fournira le formulaire PC justifiant de la Surface de plancher (SDP) du projet, ou achevée depuis moins de 5 ans,
– Référence 2 : une opération neuve recevant du public d’une surface dans œuvre d’au moins 65 000 m² achevée depuis moins de 10 ans,
– Référence 3 : une opération achevée en milieu urbain d’une surface dans œuvre d’au moins 10 000 m² justifiant d’une complexité importante achevée depuis moins de 5 ans
– Référence 4 et 5 : deux opérations neuves au choix achevées depuis moins de 5 ans,
– Référence 6 : un ou plusieurs aménagements intérieurs achevés, depuis moins de 5 ans.
La première référence, à elle seule, est une grande faucheuse. L’hôpital de Douai de Brunet Saunier, des spécialistes, 500 lits MCO et un plateau technique complet de plus de 65 000m², pourrait par exemple servir de jauge. Hélas non car, livré en 2009, l’ouvrage à plus de cinq ans. En revanche, leur Hôpital Nord Franche-Comté (1 200 lits) livré en 2016 devrait compter.
Sinon, autre exemple, l’an dernier, «en association avec un design institute de Pékin spécialisé dans le domaine de la santé», l’agence rouennaise A.26 Architectures a participé et remporté un concours dans la ville de Xia Yi, au nord de la Chine, pour la construction d’un hôpital de 1 200 lits MCO. Est-ce que ça compte ? Ou est-ce que la restructuration de l’Hôpital Simone Veil de Montmorency (Val-d’Oise), à peine 8 000m², leur dernière référence en date, est rédhibitoire ? (Tiens, en Chine, ils ont d’autres critères apparemment…)
Autre exemple encore, également à titre de jauge, le Centre hospitalier de Libourne signé de Chabannes & Partners. L’ouvrage, 477 lits MCO, a été inauguré en septembre 2018 par la ministre de la Santé Agnès Buzyn elle-même. Il ne compte hélas que 43 000 m² de bâtiment neuf. Pas de chance. Même l’agence Chabannes, dont les références dans le domaine hospitalier depuis cinq ans ne manquent pourtant pas, ce dont témoigne d’évidence la visite de la ministre, est éliminée d’office ! C’est dire si la sélection est féroce et les élus peu nombreux.
Ajouter les références nécessaires de 2 à 6, et qui reste en lice ? Deux agences françaises ? Cinq étrangères ? Vu ainsi, il est clair que l’architecte un peu audacieux a plus de chance de devenir footballeur professionnel ou d’aller sur la lune que de gagner un gros hôpital en France ! Dit autrement, soit votre agence cartonne à grande échelle depuis cinq ans, soit ce n’est pas la peine de faire perdre du temps à tout le monde. Et quelles agences cartonnent ? En tout cas, aucun des Grands Prix français de l’architecture ne peut prétendre concourir.
Si cela ne suffit pas à vous donner l’envie de passer votre tour vient ensuite dans le règlement de concours la mention du bilan financier. Il ne s’agit à ce stade que d’un alinéa mais qui se révèle un excellent filet de sécurité, au cas où. Ainsi, il suffit d’estimer que, pour pouvoir concourir, l’agence doit faire montre d’un chiffre d’affaires consolidé supérieur à 1, ou 2 ou 3 ou 14 millions d’euros selon affinités, depuis 3 ou 5 ans au plus pour faire bonne mesure, pour régler leur sort aux insolents et petites agences spécialisées avec bonheur dans l’hospitalier depuis 30 ans.
Et si le maître d’ouvrage veut être vraiment sûr de s’éviter toute mauvaise surprise, il peut encore exiger une agence d’au moins 300 employés. C’est vrai quoi, un hôpital, pensez donc, il y a du travail pour une légion ! Le maître d’ouvrage a ainsi la certitude d’éliminer la totalité des agences françaises et de n’avoir pas affaire à des bricoleurs.
Bref, après tout ça, le jury n’a plus qu’à !
Souvenons-nous. Il y a encore quelques années, pour un concours similaire, le maître d’ouvrage recevait, disons, 300 candidatures. Ensuite des fonctionnaires, compétents et motivés, passaient des jours entiers à décortiquer les dossiers, plus ou moins bien, plus ou moins vite certes en fonction de leurs propres préjugés et des désirs du maître d’ouvrage et/ou du maire sans doute mais, à la fin, au moins deux ou trois, sinon les quatre, des équipes sélectionnées étaient le résultat d’un choix construit, débattu, argumenté et assumé.
Il s’agissait d’un acte intellectuel que le maire ou maître d’ouvrage pouvait plus tard expliquer. Le processus laissait place à l’imprévu et l’équipe, au moment des choix courageux, se sentait forte d’enjeux supplémentaires qu’elle n’avait pas imaginés, ne serait-ce que, après avoir vu 50 références toutes pareilles, toutes avec des couloirs aveugles de 120 m de long, la fantaisie et l’imagination étaient accueillies avec soulagement.
Aujourd’hui, de critère 1 à critère 6, en trois heures, il ne reste aux fonctionnaires indolents que six ou sept candidatures à examiner et, en fonction des désirs du maître d’ouvrage, l’affaire est pliée en une après-midi. Paresse, au moins intellectuelle, des services ? En tout cas, sans s’en rendre compte, voilà l’architecture d’un projet à 300 bâtons passée d’une logique de choix à une logique d’élimination et une démarche intellectuelle, aussi fragile soit-elle, est devenue un algorithme, aussi dénué d’intelligence soit-il. Après les politiciens s’indignent d’être vilipendés pour leur pusillanimité !
Même les promoteurs agissent par choix, pour de bonnes ou mauvaises raisons, parce qu’ils apprécient cet architecte ou parce qu’ils savent que cet autre sera un béni-oui-oui, mais au moins c’est un choix et, le plus souvent, ils se fichent comme d’une guigne de savoir combien il y a de gens à l’agence du moment que ça tourne.
S’agit-il donc simplement pour les maîtres d’ouvrage publics de gagner du temps ? Parce que trois jours de réflexions un peu sérieuses pour étudier cent dossiers au lieu de six, pour un projet à 300 M€ qui mettra dix ans à se construire, serait trop demander aux services évidemment débordés ?
Ou peut-être manquent-ils désormais de fonctionnaires compétents, les autres, incapables de mesurer le sens de l’architecture dans un projet de cette dimension, préférant s’en remettre de façon obtuse et prudente aux mêmes tableaux de références qui ont cours partout, quel que soit le lieu où sera construit l’ouvrage et sa dimension. Prise de risque = 0 et vivons heureux. Pas étonnant que les bâtiments construits finissent eux-mêmes par ressembler à des tableaux Excel !
Où peut-être est-ce le meilleur moyen que les maîtres d’ouvrage ont trouvé pour se protéger de la vindicte, surtout quand les coûts auront explosé : «ce n’est pas moi, ce n’est pas ce que je ne voulais personnellement mais vous comprenez, telles étaient les règles du concours». Tant de critères dans un concours seraient en vérité ‘Courage, fuyons !’.
Comment en est-on arrivé là ?
Il ne faut pas sous-estimer le fait que l’architecture est une représentation fidèle de la société dans laquelle elle est conçue. Avec leur sélection pour l’hôpital Grand Paris Nord, certains de ne pas se tromper, les fonctionnaires du ministère et de l’Agence Régionale de la Santé (ARS) auront certainement le sentiment du devoir accompli et la satisfaction du travail bien fait. Ils expliqueront sans doute que les quatre équipes choisies sont vraiment des tip top spécialistes – d’ailleurs elles cochent toutes les cases – même si, depuis le temps, leurs propositions sont fatiguées avant même que ne soit posée la première pierre et leurs dernières réalisations autant de défaites de la pensée, et donc de l’architecture. C’est peut-être justement pour cela qu’elles gagnent.
La Loi ELAN est ainsi parfaitement représentative de la politique menée par Emmanuel Macron. En effet, la logique d’élimination conduit nécessairement à des restructurations et aggiornamentos de plus en plus grands et puissants pour, in fine, aboutir aux cartels, voire à un monopole. C’est le libéralisme tel qu’enseigné dans les meilleures banques. Pour ce qui concerne l’architecture en France, si on ne peut pas se débarrasser du Gaulois râleur, il suffit de l’affamer puisqu’il ne rentre plus dans aucun critère ! Les géants pour leur part pourront prospérer.
Voyons «Paris Parc» par exemple, l’ambitieux incubateur d’idées (sic) de 15.000 m² au cœur du campus Pierre et Marie Curie de Sorbonne Université, dans le Quartier latin (Ve), avec vue sur la Seine. Conçu il y a déjà un bail par BIG, qu’on ne présente plus, sa première pierre, «virtuelle» pas moins, a été posée fin août 2019. Le projet est financé par la Ville de Paris, principal contributeur, à hauteur de 11 M€, l’Etat 4 M€ et la Région 2 M€. Quels étaient les critères de sélection à l’époque du concours en 2011 ? Référence 1 : être danois ? Référence 2 : être BIG depuis moins de cinq ans ?
D’aucuns ne manqueront pas de voir à nouveau dans ce cube en verre, «asymétrique, lumineux, high-tech» un ouvrage anachronique. Ce qui est sans doute rageant pour les architectes travaillant à Paris qui doivent subir «la terreur» des ayatollahs de l’environnement et de l’écologie quand un permis de construire est refusé parce qu’il manque 3m² de panneaux photovoltaïques ou parce qu’il est impossible de couper un vieux pin galeux tandis que Frank Gehry peut construire un monstre énergétique dans le bois de Boulogne ou BIG en construire un autre dans le Quartier Latin (et les deux un peu partout ailleurs).
Au moins, ce bâtiment à vocation universitaire, celui de BIG, accueillera des étudiants, ce qui est heureux en regard du financement public car il se veut surtout une pépinière de jeunes entreprises dont les futurs patrons rechigneront sans doute à payer des impôts.
Il y a donc des exceptions à la règle des fourches caudines des référentiels de fonctionnaires pressés, dont sans doute ces projets en conception-réalisation dans les ‘territoires’, comme on dit aujourd’hui pour évoquer la cambrousse, où un puissant investisseur ou bureau d’études parvient à gagner de gros projets, hospitaliers ou autres, avec des architectes locaux dont la dernière référence est une station d’épuration ou un chenil.
La France n’est pas seule concernée par cette ambiguïté concernant ses critères : quels étaient par exemple ceux du concours pour le pont de la Constitution à Venise, compétition gagnée haut la main par l’architecte Calatrava ? Lequel vient justement, annonce le New York Times, d’être condamné le 6 août 2019 à 78.000 euros d’amende pour avoir construit un pont impraticable.
Si la praticabilité d’un revêtement ne rentre pas dans les tableaux de références, quoi d’autre ces référentiels sont-ils incapables de mesurer ? Le confort ? La beauté ? La joie ? Autant d’éléments qui font pourtant l’essence de l’architecture.
Cette nouvelle profusion de critères, tous plus pointus les uns que les autres mais d’évidence malléables à dessein, ne traduit donc, à nouveau, que l’arbitraire et l’inconstance de politiques velléitaires, hommes ou femmes capables de soutenir Gehry au Bois avant d’imposer des forêts urbaines devant l’Hôtel de ville ou l’Opéra.
Et pour l’Hôpital universitaire du Grand Paris Nord, ‘Good luck you all!’ comme dirait l’architecte britannique Richard Rogers, dont le projet de restructuration de la dalle autour de la tour et de la gare Montparnasse devait être parfaitement ajusté aux critères pour être choisi lauréat le 11 juillet 2019.
Christophe Leray