Quels sont aujourd’hui les enjeux de la cartographie ? Qu’est-ce que la cartographie expérimentale ? L’approche géographique peut-elle légitimer des revendications ? En quoi architectes et artistes doivent-ils se sentir concernés ? Décryptage avec Philippe Rekacewicz, géographe et cartographe.
Chroniques : Qu’est-ce qu’un cartographe aujourd’hui?
Philippe Rekacewicz : Le cartographe, le géographe, est celui qui observe le monde et les choses. Petit à petit, il se forge une opinion et une vision à partir de laquelle il va cartographier une situation qui se prétend réelle. Il va être le trait d’union, l’intermédiaire entre le réel et… l’image de ce réel lequel est souvent éloigné de la réalité. La carte naît ainsi d’une intention. Il s’agit avant tout de vouloir dire ou de montrer quelque chose, bref de transmettre un message.
En cartographie aujourd’hui, il n’existe pas de règles établies, en tout cas pas officiellement. Il y a non pas une sémiologie cartographique, mais une multitude. Depuis quatre ou cinq décennies, les cartographes n’ont jamais réussi à se mettre d’accord sur un langage cartographique universel. Cet état de fait s’avère déplaisant pour les cartographes orthodoxes bousculés dans leur fantasme de la carte parfaitement objective, représentation fidèle de la réalité. Cependant, quelle réalité évoquons- nous? Celle des colons, ou celle des colonisés ? Celle du souverain ou celle du peuple ?
Selon les points de vue, les paysages cartographiques ne sont pas du tout les mêmes. Une fois ce postulat acquis et accepté, le statut de la carte peut se discuter. Nous rencontrons également des paradoxes : la carte est à la fois un outil de propagande et de pouvoir pour les plus puissants, un outil qui permet le déni des peuples, mais il se présente aussi comme un outil de reconquête sociale et territoriale, de résistance à l’asservissement pour les activistes et les défenseurs de la justice sociale.
Cartographie radicale, cartographie critique, contre-cartographie ou counter-mapping, comment y voir plus clair ?
Cette approche cartographique recouvre en effet plusieurs «identités», mais peu ou prou, il s’agit du même phénomène. Vous trouverez aussi, dans quelques références, l’expression «contre-cartographie». Ce terme me gêne parce qu’il sous-entend que ce mouvement s’oppose nécessairement à la cartographie dite «traditionnelle» ou «orthodoxe» alors qu’il en est plus simplement que l’un des prolongements possibles. Aujourd’hui, nous souhaitons montrer et démontrer que nous nous inscrivons dans la continuité d’une pratique et d’un mode de réflexion. C’est pourquoi, le terme de cartographie expérimentale me semble plus juste parce que nous expérimentons avant tout de nouvelles voies.
Dans quel contexte s’est développée la géographie critique, précurseur de la géographie expérimentale?
Des personnalités comme le géographe anarchiste Elisée Reclus, le politicien (socialiste) Henri Sellier et le sociologue et économiste Otto Neurath ont, au début du XXe siècle commencé à remettre en cause une vision dogmatique de la géographie. Elisée Reclus, par exemple, avait souhaité mettre en place dans l’enseignement de la géographie une approche systémique plutôt que descriptive ; le monde comme un système où tout est lié. Henri Sellier, et Otto Neurath un peu plus tard, vont eux réussir à concrétiser leur rêve et mettre en application les utopies urbaines qu’ils avaient imaginées.
Dans ce contexte, la carte devient un objet dynamique, vivant. Or ces personnalités, très affiliées aux mouvements populaires, ont été mises à l’écart par les institutions. Au début des années 60, le mouvement de la géographie dite radicale s’intéresse à nouveau à la pensée de ces précurseurs. En 1962, le géographe William Bunge a publié son premier essai Theoretical Geography qui analyse les statistiques et tente d’en tirer les effets sur l’aménagement des territoires. Ensuite, il a souhaité appliquer cette approche directement sur le terrain en y impliquant les populations locales. Fitzgerald est son second ouvrage majeur. Publié en 1971, il décrit le processus de ghettoïsation de la ville de Detroit. Sa réflexion théorique devient dorénavant selon lui indissociable de son travail sur le terrain.
Qui sont les acteurs de la cartographie expérimentale?
Curieusement, les premiers ont été des activistes, des anthropologues, des architectes, des urban planners, plutôt que des géographes. L’influence des travaux d’Otto Neurath est réelle vis-à-vis des urbanistes et des architectes car il avait compris comment rendre une carte intelligible pour tous. Les architectes se sont également beaucoup inspirés des cités-jardins imaginés par Henri Sellier pendant la première guerre mondiale. Aujourd’hui, beaucoup de professions sont impliquées d’une manière ou d’une autre dans la cartographie expérimentale. C’est un mouvement mondial, réel et informel… et très joyeux! un peu comme le jazz! Le processus de production et la façon dont les gens travaillent ensemble définissent cette approche. Le principe de la cartographie critique consiste aussi à se montrer ouvert : nous diffusons les informations, les tables de données et nous publions des travaux en cours pour favoriser la collaboration.
La carte est-elle un enjeu politique ?
La carte est un instrument permettant de dénoncer les injustices. Aujourd’hui, un pays ne peut plus définir seul ce qu’il gère ou non en terme de territoire parce que ce qu’il décide aura forcément un impact sur un autre territoire. Pour réduire les inégalités, on peut le faire de manière émotionnelle mais ce n’est pas efficace. La radicalité en cartographie s’exprime en partie par la transgression des conventions (et non pas des règles) communément admises. Même si cela prend du temps, le droit, particulièrement le droit international, est l’espace où un compromis peut être trouvé. Les Nations Unies sont loin d’être un système idéal, mais c’est le seul que nous ayons actuellement à disposition permettant de régler la question de la gouvernance territoriale, à charge pour nous de le parfaire.
Aujourd’hui, en raison notamment de l’état d’urgence et de la lutte anti-terroriste, le pouvoir politique se renforce. Les citoyens risquent de perdre le contrôle. Vis-à-vis des minorités, de certaines populations autochtones, ce renforcement des pouvoirs les fragilise particulièrement.
Le cadastre est-il, selon vous, un enjeu économique et politique mondial aujourd’hui ?
C’est un enjeu mondial très important, et plus particulièrement en Afrique. Le cadastre permet de régler par le droit tous les problèmes de propriété foncière, et donc offrir théoriquement un cadre plus stable aux sociétés humaines pour partager et gérer leurs territoires, leurs espaces de vie : de la même manière, il n’y a pas de justice possible sans que les êtres humains aient tous reçu ou acquis une citoyenneté. Le cadastre est le fondement du droit territorial, la citoyenneté, un des fondements les plus importants des droits humains.
Sur un plan stratégique, le cadastre permet le règlement des conflits par le droit et non par la force. C’est le seul moyen de créer de la justice sociale. Il n’y a pas le choix. Sinon c’est la guerre. C’est ce qu’il se passe dans les zones de tension. Le cadastre doit aussi se montrer intelligible. A Jérusalem est, il existe tellement de règles cadastrales que le flou est total. Au Burkina Faso, il n’existe pas de cadastre. La terre appartient au village et c’est le chef ou le conseil municipal du village qui détermine l’usage des terres. Dans ce type de contexte, la rationalisation cadastrale n’a pas fonctionné parce qu’il existait déjà un mode de répartition du territoire efficace. Ce qui importe est que l’espace soit organisé, par un système cadastral ou… non.
Quels sont les territoires ou les thématiques que l’on retrouve fréquemment en cartographie expérimentale?
La diminution ou la perte de gouvernance de leur territoire par les populations locales est une thématique majeure, et c’est précisément cette «confiscation de leur pouvoir de décider sur leur propre territoire» qui va pousser ces populations à utiliser une approche géographique et cartographique très novatrice pour appuyer leurs revendications.
D’autre part, cette notion de territoire s’élargit de plus en plus en raison de la complexité des phénomènes. Pour vous donner un exemple, je peux représenter sur une carte les trajets empruntés par les tankers depuis les Pays du Golfe vers Rotterdam ou New York. Est-ce vraiment parlant ? Ne serait-il pas plus intéressant de montrer que la cargaison de ce tanker pétrolier peut être achetée et revendue plusieurs dizaines de fois au cours d’un même trajet et d’indiquer les profits accumulés par les transactions spéculatives successives ?
En 2013, à Grenoble, un atelier de cartographie a été mené avec des migrants. Dans ce contexte, la carte est un outil qui favorise l’empathie et permet à chacun de raconter sa propre expérience et la rendre compréhensible à d’autres. Les cartes produites par les migrants ont fait l’objet d’une exposition au Musée de la Tapisserie à Aix-en-Provence la même année.
Comment évoquer sur une carte la réappropriation d’un territoire ?
Au Canada, Béatrice Collignon, dans son travail de thèse sur les Inuits, s’est particulièrement intéressée au thème de la toponymie. Il ne s’agit plus de nommer un lieu ou un lac de son nom «colonial» mais de lui attribuer une toponymie originelle retrouvée à travers les récits des Inuits, une manière pour eux de se réapproprier le territoire en «reprenant possession» de la carte. L’enjeu consiste à rendre leur légitimité aux populations, et cela passe par leur visibilité, c’est-à-dire, leur «retour» sur la carte d’où ils avaient été chassés….
La cartographie expérimentale favorise une approche pluridisciplinaire. Quelles relations entretient-elle avec l’art?
Sur un plan esthétique tout est possible, de la carte « classique » dessinée à main levée au crayon à l’installation artistique. En Argentine par exemple, les activistes du Grupo de Arte Callejero ont pu retrouver les bourreaux ayant assuré les basses œuvres de la junte militaire et, alors qu’ils coulaient des jours tranquilles dans la banlieue de Buenos Aires sans avoir été jugés, leur redonner une certaine forme de visibilité en organisant des «visites en bus» sur le même principe que les visites touristiques, allant de villa en villa en déclinant les sinistres curriculums de chaque assassin. Cet événement a sensibilisé l’opinion, et la justice n’a pas pu reculer….
Toutes les actions relevant de l’art sont importantes car une installation dans un musée est un gage de permanence. Certains artistes utilisent la photo, la vidéo, et mêlent les pratiques artistiques. Le géographe américain Trevor Paglen s’inscrit dans une démarche d’artiste contemporain. Sa dernière série The Last Pictures consiste en une série d’images représentative des activités humaines. Celle-ci a été intégrée dans une capsule et envoyée sur un satellite pour s’y fixer afin qu’il reste un témoignage de l’humanité jusqu’à l’extinction du monde. La cartographie aujourd’hui se présente comme un champ expérimental pour toutes les personnes (designer, architecte, géographe, cartographe, etc.) produisant quelque chose pouvant être visualisé.
Propos recueillis par Awen Jones
*Géographe, cartographe, journaliste au Monde Diplomatique de 1993 à 2013, Philippe Rekacewicz coanime actuellement avec Philippe Rivière le blog visionscarto.net, lieu de pensée, d’invention, de recherche sur les formes et les enjeux de la représentation du monde.