15 novembre – 7h32 – Gare de Lyon – TGV pour Avignon. Il fait froid et gris comme un temps de novembre. J’ai rendez-vous avec la prison Saint-Anne. La première fois que je mets les pieds dans une prison.
Celle-ci est désaffectée comme tous les lieux dans lesquels je me rends depuis plusieurs années. Je ne m’attends à rien : c’est la meilleure façon de ne pas être déçue.
Le bâtiment, fermé depuis sept ans, date du XIXe siècle. Le mur d’enceinte, énorme, s’impose en plein centre-ville, à deux pas du Palais des Papes. Dans ce mur, deux percées. Pas une de plus. L’une pour les piétons, l’autre pour les véhicules. L’excitation commence à monter. J’introduis la clé dans la serrure, la petite porte s’ouvre.
La première rencontre est souvent la plus déterminante. Avec les lieux aussi. C’est bien là que tout se joue : va-t-il me parler ? Vais-je y ressentir des images ? Que va-t-il m’inspirer ? Il y a les odeurs, les sons, les couleurs, la lumière. Une ambiance. Un monde.
J’entre dans le hall. L’ancien hall. Tout de suite, une grille. Tout au long de ma visite, un nombre incalculable de grilles et de portes sont à franchir. Il y en a partout. En haut et en bas des escaliers, au début, à la fin et au milieu des couloirs interminables.
Aujourd’hui tout est ouvert. J’imagine les gardiens avec leur lourd trousseau de clés, arpentant durant toute une vie des kilomètres de cellules alignées. Du hall partent trois couloirs. Aucun n’est engageant. Ils semblent se terminer dans une pénombre froide et humide.
Heureusement, j’ai un plan du bâtiment et une lampe torche. Je réalise à quel point l’édifice est immense, je m’avance en frissonnant dans l’un des couloirs. La peur commence à monter. Pourquoi je viens dans ces endroits. Seule. Qu’est-ce que j’y cherche en fait ? J’ai peur sans savoir exactement de quoi. Un vent glacial siffle et s’engouffre, faisant grincer les gonds des portes laissées entrouvertes.
Je reconnais un autre son, lointain mais régulier. Des gouttes tombent en résonnant sur une couverture métallique. Ne pas m’arrêter trop longtemps, ni écouter trop attentivement. Fuir ma peur. Fuir, alors que je suis dans une prison. Encore deux bonnes heures à passer dans ce lieu hostile pour faire mon repérage.
L’endroit est fascinant.
En réalité, ce qui me fait peur, c’est tout ce qui s’est passé ici pendant toutes ces années. Je ne peux m’empêcher d’y penser. Je ressens une très grande solitude et une très forte promiscuité mêlées à une violence sourde. Puissance des murs semblant s’écraser contre moi.
Après avoir visité des dizaines de cellules, je me rends dans les cours de promenade, comme il est écrit sur les plans. Ces cours me paraissent à peine plus grandes que les cellules. Toutes de béton, aucune végétation n’y est présente hormis ces herbes sauvages qui poussent entre les pierres de tout bâtiment déserté. Ces cours, bien que déjà clôturées de hauts murs, sont serties de barbelés dans lesquels restent suspendues des centaines de chaussettes sombres remplies d’on-ne-sait-quoi. Elles pendent là telles de vieilles figues séchées et noircies par le temps, sordides témoins d’échanges ratés entre détenus. Un soudain sentiment de claustrophobie m’envahit. Nulle vision vers l’extérieur, vers la ville.
Je me souviens d’un ciel plombé fermant le cinquième côté de la boîte à promenades. Mon corps me semble trop étroit. Jamais senti ça. Si même le ciel, de par la façon dont il est cadré par les bâtiments, ne permet pas l’Echappée, l’esprit peut-il encore le faire ? Je me surprends à penser que si j’étais détenue, je préfèrerai rester dans ma cellule. Mais supporterais-je de rester ainsi enfermée pendant des jours, des mois, des années ? Que pourrais-je faire pour le supporter ? Comment font-ils, eux ? Aucune réponse bien sûr.
Ma visite se termine, je franchis la petite porte et me retrouve un peu sonnée dans la ville.
Impression de sortie de film. Retour dans la vraie vie.
Estelle Lagarde
Toutes les photographies sont réalisées à la chambre argentique, sans post-production numérique.
La série Maison d’arrêt a été réalisée dans l’ancienne prison Sainte-Anne d’Avignon sauf Quartier des femmes qui a été réalisée dans l’ancienne prison de Meaux.
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