L’après-guerre avait sonné le glas de la bataille des Anciens contre les Modernes, à la faveur d’une libération artistique et sociale sans précédent. Pourtant, la vieille rengaine resurgit entre ceux qui chérissent encore le geste architectural et ceux qui, sous prétexte de préservation de la planète, le renient catégoriquement. Comme s’il était impossible d’imaginer une architecture iconique et grandiose et pourtant sobre et frugale.
Entre ceux que l’accès à la commande internationale poussent au grand geste, voire à la démesure, en dehors du temps et des préoccupations actuelles, et ceux qui s’évertuent à proposer une architecture à l’échelle plus humaine, plus soutenable, comme dirait un Américain à Paris, la dualité entre Anciens et Modernes semble plus vivace que jamais. Comme si, de fait, les ambitions d’image des uns étaient de plus en plus incompatibles avec celles environnementales des autres. Comme si l’architecture, devenue un consommable comme un autre, ne pouvait se satisfaire du strict nécessaire. Pourquoi ?
Avant d’entrer dans un débat délicat, comment ne pas céder à la tradition très scolaire de la définition de ce dont on parle. Car il y a le sens commun et le sens en architecture. A ce titre, la frugalité, la sobriété et l’icône méritent un détour par le dictionnaire.
Selon le Larousse donc, « frugal » signifie « qui se nourrit de peu, qui vit d’une manière simple ». Le Manifeste pour une frugalité heureuse, de l’architecte Philippe Madec et l’ingénieur Alain Bornarel, quant à lui explique que l’architecture frugale est celle économe en matière, en technicité et ancrée dans son territoire, attentive aux ressources en limitant son impact sur la terre. L’austérité et l’abstinence sans joie sont synonymes de frugalité.
La sobriété selon Pierre Larousse, c’est se comporter avec retenue. En architecture, c’est se passer d’ornement.
L’icône enfin est une peinture religieuse chrétienne orthodoxe, sur bois. Bien que richement ornées, les icônes anciennes pouvaient faire preuve d’une grande retenue. En religion, la retenue n’était alors pas incompatible avec l’ornement. Peut-être même que le subtil mélange des deux engendrait une partie de l’émotion nécessaire au lieu auquel l’icône était destinée.
Si le merchandising du second millénaire eut le chic de simplifier les formes pour créer des icônes faciles à reconnaître, l’architecture a connu l’excès inverse en inventant un esthétisme toujours plus complexe dès qu’il s’agissait de faire signal.
Dès l’origine, il y eut des bâtiments « signal » conçus pour être vus, et de très loin, mais par ailleurs édifiés avec les moyens du bord, qu’il s’agisse, entre autres : des ziggurats royales de Babylone (qui ont inspiré la Tour de Babel) ou d’Ur, en pisé ; des constructions incas en calcaires et andésites de Patchacutec à Cuzco ; des Nha Rong (maisons communes) des hauts-plateaux vietnamiens en bois et bambou tressés ; etc. Sans oublier le plus symbolique de tous les bâtiments « signal » : le phare.
Partout dans le monde, ces édifices, souvent les premiers à s’élever, servaient les pouvoirs politiques et religieux en place. Surtout, ils répondaient à la définition de la frugalité en architecture telle qu’elle est venue dans l’air du temps au tournant des années 2020. Parfaitement contextuels, en accord avec le climat, construits avec les ressources locales, mis en œuvre avec des techniques simples, les grands monuments antiques sont une des illustrations les plus abouties de la frugalité en architecture telle qu’elle est définie par Philippe Madec et Alain Bonardel dans leur Manifeste.
Pourtant, depuis des décennies, partout autour du globe, les pouvoirs en place édifient encore chaque jour des équivalents contemporains pour imposer une stature politique ou appuyer une image commerciale. Les puissants, pour montrer leur force, font désormais œuvre d’une débauche de matériaux et d’énergie pour concevoir par exemple des tours toujours plus hautes et énergivores, qui ont remplacé les pyramides, ou bâtir des musées gigantesques qui reprennent le rôle des maisons communes d’autrefois.
Question : si le geste architectural ne sait plus être sobre, cela signifie-t-il que l’architecture frugale est dans l’incapacité de porter un sens symbolique ? Gesticuler, et donc discourir, ne pourrait se faire sans consommation à outrance ?
Il faut de plus se garder des idées reçues qui appauvrissent le débat. Puisque le budget est finalement toujours le nerf de la guerre, est-il avéré que la sobriété architecturale ait un impact économique notable et positif dans le budget d’une opération ? Car l’architecture frugale n’est pas forcément moins chère, bien au contraire.
Quelles sont les bornes qui empêcheraient d’imaginer une Philharmonie en structure bois et isolant paille ou un musée international en structure modulaire, démontable à l’envi ? Socialement l’idée aurait même du sens. Non ?
Même si, techniquement, concevoir frugal n’implique pas de jouer petit-bras, dès lors qu’il est question de construire un « phare » ou « un signal », pour le maître d’ouvrage, il faut quand même que ça se voit. Le bois pourquoi pas par exemple tant qu’on fait monter toujours plus haut les IGH en CLT. Pour la frugalité en architecture, la limite n’est pas l’appétit du maître d’ouvrage mais son budget.
S’il avait été conçu en bois, en toute frugalité, le Guggenheim de Bilbao, icône de titane parmi les signaux de verre et de béton aurait-il pu créer un phénomène à son nom ? La frugalité serait-elle antinomique de l’allégresse et la mauvaise conscience des outrances de l’architecture internationale ? A moins que la révolution du biosourcé et l’avènement de la parcimonie, dans l’air du temps, ne viennent à bout de signaux envoyés depuis d’autres siècles, de la même façon qu’à l’heure des satellites, personne n’a plus besoin de phares le long des côtes.
Finalement, ce qui oppose l’architecture frugale à l’architecture du geste, c’est moins la question des matériaux et de leur provenance que la force expressive de l’ouvrage et l’émotion qu’il suscite. La culpabilité d’apprécier une façade en verre, l’auto-flagellation devant un musée émirati, la reddition dans une chapelle japonaise en béton font paradoxalement partie de l’immatérielle poésie de l’architecture.
Alice Delaleu