Pour un architecte, que signifie la limite, cette ligne imaginaire logée dans son inconscient et barrière psychologique fixée dès le jeune âge par les parents ? C’est pourtant elle qui régit tous les rapports humains. Elle est dans la loi et dit la différence entre ce qui est interdit, autorisé et cette frontière plus floue de ce qui est « toléré ».
En architecture, la limite est un espace virtuel de dimension variable – au gré des affinités – un espace pouvant aussi bien réunir que séparer, tel le seuil de la chambrée que l’on franchit après avoir ouvert la porte ou le fleuve séparant ses deux rives. Un entre-deux imaginaire ou physique borde toute limite, dont le passage et la transition sont codifiés pour ne pas être délétère !
La limite, du latin « limes » désigne un chemin bordant un domaine, un sentier entre deux champs. Comme l’explique le sociologue S. Czarnowski, cité par Françoise Paul-Levy dans Anthropologie de l’espace, « La limite est une étendue qui à sa valeur juridique et religieuse propre. C’est une bande plus ou moins large de terrain ménagé […], une loi exigeait à Rome qu’elle eût cinq pieds de largeur, et les arpenteurs latins nous apprennent que fréquemment la coutume réservait six pieds de terrain pour la limite. La loi romaine exigeait même formellement que les limites servent de voies publiques […]. »
D’une certaine manière, la limite au sens le plus proche de limes déploie une épaisseur entre des contiguïtés. Elle serait un intervalle, un chemin entre deux bords : le chemin qui permet la progression entre les champs et celui qui permet d’accéder à un univers sensoriel et émotionnel.
De fait, cet espace virtuel une fois franchi, il n’est plus si virtuel et retrouve sa dimension physique, son épaisseur et ses émotions, sa dimension cachée.
En effet, le verbe « franchir » amène à la reconnaissance d’une frontière, puisqu’il est question de franchissement. Cela suggère également l’acception d’un lieu d’ouverture, un lieu de « passage ». Dans Essais et Conférences, Martin Heidegger explique que, pour les Grecs, la limite ne représentait pas la « fin » mais le « commencement », il insiste sur le caractère d’ouverture et non de fermeture.
L’ouverture d’un espace se dit être « l’espacement » : cela veut dire essarter, sarcler, débroussailler. Espacer apporte le libre, l’ouvert, le spacieux. Si la « limite est ouverture », en quoi réside cette ouverture ? Passons « la porte ».
En latin, porta désigne le passage pratiqué dans une muraille qui sert d’entrée ou de sortie de la ville. En français, « porte » est à la fois cette ouverture que l’on fait dans un mur et l’assemblage de planches qui ferme cette ouverture. La porte, selon qu’elle soit ouverte ou fermée, devient le symbole de la communication ou de la séparation. Elle s’impose même dans la représentation des relations que nous entretenons. En témoignent les expressions qui utilisent la métaphore de la porte : je t’ai fermé les portes de mon cœur ; nos malheurs entrent toujours par les portes que nous leur ouvrons ; enfoncer des portes ouvertes ; c’est la porte ouverte à tous les excès ; etc.
La porte est un passage, une charnière entre des espaces qui, par elle, deviennent communicants.
Le latin nous rappelle à quel point la porte est liée à la maison et que, d’une certaine façon, la porte n’a de sens que pour celui qui en franchit le seuil.
Le seuil signale et prépare le franchissement. Il est un lieu d’ouverture de la limite représentée par la porte. Il fait l’objet de dispositifs matériels et symboliques particuliers.
Le mot seuil résulte, en français, d’une évolution phonétique du latin classique solea, mot qui en bas latin désigne le plancher et dérive de solum qui a pour sens « base », « fondement » et « surface de la terre », d’où « sol » en français.
En français, le mot « seuil » sert à nommer l’entrée d’une maison, la partie du sol qui entoure la porte, mais le mot « seuil » dans le langage ordinaire est synonyme de « pas-de-porte ». On retrouve là l’idée de passage : le seuil marque le démarrage du mouvement qui consiste à franchir la porte. Certes, on peut stationner mais l’immobilisation ne dure pas, elle se transforme vite en mouvement.
Difficile de rester entre deux espaces sans bouger, nul ne s’arrête sur le seuil, on le franchit.
Le déplacement modifie l’emplacement de la limite ou, mieux encore, dénature cette limite. Le seuil est le lieu transitoire d’un mouvement de transition. Il est le consentement à la différence, il n’est ni dedans ni dehors mais, surtout, le « point rencontre » entre un dedans et un dehors.
Les rites de passage des seuils sont connus. Il existe encore des rites relatifs à une variété de passages (du dedans au dehors, d’un état à un autre, d’un lieu à l’autre, etc.) dans toutes les sociétés humaines, depuis l’Occident jusqu’aux tribus les plus lointaines.
Dans la maison arabo-musulmane et en particulier la maison à patio issue de la maison babylonienne par exemple, « l’espace-seuil » concerne non seulement le passage des personnes mais aussi celui des regards, puisque « l’honneur souffre du regard » comme d’une véritable intrusion. Il faut donc inclure dans cet « espace-seuil » aussi bien les portes et les fenêtres que toutes les issues susceptibles de dévoiler l’intériorité de la maison. Comme l’indique le sociologue algérien Kaddour Zouilai dans Des serrures et des voiles – de l’ouverture et de la fermeture en Islam, c’est donc là, autour de cette zone névralgique « la porte-seuil » – une véritable zone de tension – que se focalise la stratégie de défense de l’honneur et de la chose privée.
Il pourrait sembler exagéré de présenter ainsi la question en termes de défense et de stratégie mais la réalité arabo-musulmane la fait apparaître comme une notion-clé de l’univers domestico-familial. D’où toute l’attention portée sur cet espace : « le seuil est doté d’une épaisseur ». Munie d’une chicane, la porte principale ne donne jamais directement sur la maison, mais sur une « skifa » (petit mur construit dans l’axe de la porte principale) pour qu’aucun regard indiscret ne puisse imposer ses sous-entendus.
Le seuil est donc ce qui ne cesse pas de s’ouvrir, et aussi ce qui ne cesse pas de se fermer. Il est l’évocation de la rencontre entre l’intime et le public. Ce lieu se tient en traversée des retirements et des surgissements – retirement de l’espace public, surgissement de l’espace privé – voilà le seuil, traversé de ce qui ne cesse de se retirer pour laisser la place à ce qui s’avance. Il n’y a pas de seuil, il n’y a que ce que le seuil permet.
Le seuil n’est pas ce qui rend la maison ou toute autre construction passible de trouer, passible de percer, passible de passage. C’est une manière d’impliquer l’ouvrage dans son accomplissement, qui est tourné vers l’accueil, vers l’autre ou, comme le dit si bien Henri Gaudin dans Seuil et d’Ailleurs, vers l’hospitalité.
Le seuil a ceci de particulier qu’il constitue, en plus de la séparation entre le dedans et le dehors, un « point rencontre » entre l’ouverture et la fermeture de la limite. Il organise son franchissement sélectif, contrôlé et toutes les significations symboliques qui s’y rapportent.
Le seuil révèle une nature paradoxale : il contient et s’emplit de deux êtres, de deux mondes, il est ce lieu où deux eaux se mélangent. Ni l’un, ni l’autre, il constitue une entité en soi, il apporte une dimension propre, singulière mais aussi mouvante qui donne une qualité à ce lieu de frottement.
Que sont devenus les seuils de nos espaces urbains, ceux de nos maisons, de notre logis et celui de nos émotions ? Notre liberté tellement envoûtante, en transformant la limite en rempart infranchissable et le seuil en l’épaisseur d’une porte de 5 cm, nous aurait-elle aveuglée ?
Gemaile Rechak