La folie des grandeurs. Alain Juppé s’est fait mordre par là où il a pêché. Je ne parle pas ici de sa condamnation pour emploi fictif, au contraire, elle fut l’occasion d’un exil salutaire au Québec, au Canada, et l’homme en est revenu transformé. Chacun le constate aujourd’hui dans sa bonne ville de Bordeaux, même si la Cité du vin signée X-Tu n’apparaît pas comme sa meilleure inspiration.
Bordeaux justement. Ce n’est pas un manque d’inspiration qui a conduit le maire, Juppé donc, à choisir un Partenariat-Public-Privé (PPP) pour la construction du nouveau stade des Girondins : le «Matmut Atlantique», comme le veut la mode des ‘namings’, et au diable Chaban-Delmas ! Non, c’est par idéologie, d’où la paresse intellectuelle sans doute, qu’il a choisi ce mode de financement qui lui pète à la figure au moment où il en avait le moins besoin.
Reprenons l’histoire. Le Canard Enchainé du 25 mai a appris au plus grand nombre que le coût du stade supporté par la ville, donc les contribuables, est deux fois supérieur à celui annoncé lors de la délibération du conseil municipal entérinant le projet. Annoncé à 183 M€, il en coûtera environ 360 ! En réalité, dès 2014 c’est le journal Sud-Ouest qui levait le lièvre. Toujours est-il que le Conseil d’Etat ayant invalidé cette délibération le 11 mai dernier, et sachant qu’on ne va pas détruire le stade et tout recommencer à un mois de l’Euro 216 en France, une nouvelle délibération du conseil municipal doit acter le fait accompli. Ce qui en dit long soit sur les méthodes des élus pour arriver à leurs fins – le coût divisé par deux pour vendre le projet – soit sur les méthodes des majors puisqu’on apprend que c’est la ville qui va payer les impôts du mandataire du PPP, soit les deux.
D’où qu’elle vienne, la malhonnêteté est avérée. En effet, à la même époque, le stade de Lille d’une capacité équivalente était annoncé à 324 M€. Qui a pu croire un instant, sauf évidemment les élus du conseil municipal, que celui de Bordeaux n’en coûterait que 183 ? Au moins les Lillois savaient d’emblée que leur stade serait financé à 44% par les collectivités locales. Toujours est-il que les Bordelais découvrent aujourd’hui que leur stade de 50 000 places, à moitié vide durant la routine du championnat, va leur coûter deux fois plus que prévu, pendant trente ans ! Les majors peuvent tirer des plans sur la comète…
Le problème est que ce n’est pas un cas isolé. L’Euro de foot débute en France le 10 juin prochain, jusqu’au 10 juillet. Il fallait donc rénover ou construire des stades qui montrent toute la grandeur du pays. Le PPP fut la solution privilégiée. Nice et Bordeaux avec Vinci, Marseille avec Bouygues et Lille avec Eiffage. Le Mans, pour sa part, avait aussi choisi Vinci mais nous y reviendrons.
Que sait-on aujourd’hui, avant que ne commence la compétition européenne ? Voyons. L’affluence du Stade Pierre Mauroy de Lille de Valode et Pistre – ce n’est qu’une question de temps que Mauroy retrouve Chaban – n’est que de 58%. Cela fait beaucoup de sièges vides les soirs de match en hiver. La superbe Allianz Arena de Nice de Jean-Michel Wilmotte ? A peine 18 000 personnes en moyenne, pour un stade de 35 000 places. N’est-ce donc qu’une question de temps que l’on apprenne que les impôts des majors sont également payés par les Niçois et les Lillois. Ne parlons même pas des Marseillais et du Vélodrome.
Même quand ils ne sont pas construits en PPP, les nouveaux stades construits en France ne laissent pas d’interroger. Le stade du Havre de 25 000 places bâti par SCAU et livré en 2013 ? Moyenne d’affluence cette saison : 7 300 spectateurs ! Le stade du Hainaut à Valenciennes, 25 000 places et SCAU encore, livré en 2011 : 8 300 spectateurs !!! Montant total de ce dernier : 75,9 millions d’euros, dont un emprunt de 14 millions et un apport en fonds propres de 41 millions de la Communauté d’Agglomération de Valenciennes Métropole, complété par une subvention de la région Nord-Pas-de-Calais de 20 millions d’euros. Nous aurions pu parler aussi des stades de Saint-Etienne, de Lens ou de Toulouse. Mais ce qui interroge est que, hors PPP, un stade 25 000 places coûte environ 75M€, mais un stade de 50 000 places en PPP revient lui à 360 M€ !!! Economies d’échelle sans doute !
Et que dire de la MMArena du Mans ? A noter d’ailleurs que, avec l’Allianz Arena de Nice, cela montre que les compagnies d’assurances ont de quoi contribuer au ‘naming’ des stades. Même si, dans le cas du Mans, il est permis de s’interroger sur le prix pour le sociétaire de cette communication désastreuse. En effet, Cardete et Huet Architectures livrent en 2011 avec Vinci un stade flambant neuf de 25 000 places. Le club de la ville est alors pour la première fois de son histoire en ligue 1, le top niveau du foot en France.
Quelques résultats sportifs catastrophiques plus tard et, en quelques années à peine, le club est littéralement rayé de la carte après avoir fait faillite. Demeure un stade vide. Et, comme à Bordeaux, soudain des conseils municipaux surréalistes. En 2014, à l’issue d’un «débat houleux» nous apprend Ouest-France daté du 3 mai 2014, le conseil a voté une nouvelle aide annuelle d’un million d’euros au Mans Stadium (filiale du groupe de BTP Vinci qui gère le MMArena). «Ce qui porte à 2,1 millions la facture annuelle de la ville pour le fonctionnement d’un stade de foot sans club. Sans compter le 1,3 million d’euros annuel versé par la municipalité dans le cadre du financement de la construction du MMArena. Et sans oublier les 31,5 millions d’euros payés dès la sortie de terre du bijou à 104 millions d’euros», précise le journal.
Bref, pour citer Bruno Belgodère, directeur finance et marketing de l’Union des clubs professionnels de football (UCPF), le PPP est «un mécanisme très cher pour la collectivité et peu avantageux pour les clubs, ces derniers ne pouvant avoir la maîtrise de la structure et bénéficier de la totalité des recettes, impactant leur gestion et leur développement». Au moins les Bordelais, et les Girondins, savent désormais ce qui les attend avec leur stade pendant trente ans. Ah, les aléas du sport !
Ce qui nous ramène à l’architecture. Les millions de fans qui vont déferler de toute l’Europe pour assister aux matchs de l’Euro vont sans doute – du moins on l’espère – trouver ces nouveaux stades formidables et vibrer avec leurs équipes. C’est un tribut à l’art des architectes qui les ont réalisés. Il demeure que quand les fans seront tous partis, le management à la française, connu pour ses capacités d’anticipation, va laisser des stades démesurés et outrageusement chers payés. Et cela ne semble pas empêcher de dormir les agences qui les ont réalisés. SCAU par exemple en a récupéré au moins trois. Et il est difficile d’imaginer que personne à l’agence d’Herzog & de Meuron, concepteurs du Matmut Atlantique, ne se soit posé la question à un moment ou un autre : «dis donc, tu es sûr que 50 000 places ce n’est pas trop ?» «Non, non, t’inquiète, dessine !»
Le pire est que les élus sont à la mesure des dirigeants de clubs de foot. Les Américains ont coutume de dire ‘construis-le, et ils viendront’. C’est vrai, ou pas. Peu importe car il ne s’agit pas d’argent public. Mais en France, si les clubs de foot sont professionnels et de droit privé, ils sont tous ou presque sous perfusion de fonds publics surtout qu’un stade, dans le cadre de l’Euro 2016, était une pompe à subventions. Les majors du bâtiment ne s’y sont pas trompées pas et, dans trente ans, Nice, Bordeaux, Lille, etc. récupéreront des stades sans doute alors prêts à démolir. Pendant ce temps, les clubs de foot français, exception faite de l’Olympique Lyonnais, se ridiculisent en Europe s’ils ne sont pas dirigés et financés par des Qataris (Paris) ou Russes (Monaco). L’exemple le plus probant étant celui du Stade Rennais (c’est son nom), propriété de François Pinault, 2ème propriétaire de club de foot le plus riche du monde, qui ne gagne jamais et ne parvient même pas à se qualifier pour une compétition européenne. Ca c’est du management coco !
Sans doute que les fans européens ne penseront pas à tout ça au moment de rentrer chez eux et garderont l’image de stades de toute beauté. Mais, quant à nous, nous ne parlions ici que des stades, parce que l’Euro commence bientôt. Mais faites le compte de tous les PPP en cours en France…
Alors peut-être n’est-ce que justice que Juppé, le plus libéral de tous, comme on dit au Québec, se fasse mordre là où il a pêché. Et maintenant place aux Jeux Olympiques. Les majors sont sur les rangs.
Christophe Leray