Dubois l’architecte serait-il artiste de sa vie ? Ethel Hazel, sa psychanalyste sait que l’objet imaginaire du fantasme comble un vide. L’inspecteur Nutello remonte le temps.
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« Que le voisinage immédiat de la capitale ne nous effare point ! Ne rougissez plus, messieurs, d’être des artistes ou artisans provinciaux ». Ernest Kalas.
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Ding Dong
L’architecte est à peine entré, que à peine a-t-il posé son casque et sa veste qu’il esquisse un pas de danse. L’heure du rendez-vous est inhabituelle, c’est lui qui avait demandé de décaler, un déjeuner important, avait-il dit. Il est 16h et, note la thérapeute, le déjeuner s’est visiblement bien passé. L’architecte aux yeux brillants chantonne : « J’aurais voulu être un artiste… » et, la regardant dans les yeux, semblant vouloir l’inviter à danser avant d’y renoncer, chante encore « J’ai du succès dans mes affaires / J’ai du succès dans mes amours / Je change souvent de secrétaire… ». Puis il s’installe sur le divan, comme s’il s’apprêtait à faire la sieste et chantonnant encore « j’aurai voulu être un artiste… ».
Ethel Hazel – Qu’est-ce qui vous rend décidément si joyeux ?
L’architecte (excité) – Vous vous souvenez de mon projet de morgue*, avec sa façade et ses petites étoiles ?
E.H. – Tout à fait, oui. Pourquoi ?
L’architecte – Parce que je viens de déjeuner avec le maître d’ouvrage, la préfecture de police, ils étaient quatre autour de la table, et ils m’invitaient dans leur cantine parce que mon projet a été peu ou prou accepté mais que bon, ils voulaient en parler.
E.H. – Comment ça ?
L’architecte – Parce qu’à partir de l’idée de façade pour enjoliver un tiroir à cadavres, plutôt que donner le sentiment d’être confiné dans un trou sombre qui sent le formol tout au fond de la terre, comme la plupart des morgues légales, c’est tout le labo que nous avons dessiné pour donner l’impression d’être dans un endroit ouvert, aéré, urbain, avec des vues. Tout est faux et pourtant vrai, on a fait venir la lumière. « On dirait une petite place publique, on aurait envie d’y prendre un café » a remarqué l’un des chefs légistes. C’est quelque chose non ?
E.H. – Qu’est-ce qui a emporté leur décision ?
L’architecte – Notre dessin je pense. Au moins sur la perspective, voilà un labo de médecine légale dans lequel il fera aussi bon vivre que d’y être mort hahaha…
E.H. – Je vous entendais chantonner. C’est l’artiste en vous qui a fait la différence ?
L’architecte (que la question rend soudain sérieux. Il hésite) – L’artiste ? J’aimerais bien mais non, je ne crois pas que la maison poulaga ait une quelconque appétence pour l’art contemporain au moment d’ouvrir les corps et pratiquer une autopsie. Non, je crois que ce qui a fait la différence est justement que nous n’avons pas pensé à nous, mais aux habitants en somme, y compris les macchabées.
E.H. – Très bien mais enfin, ce que vous me dîtes-là, n’est-ce pas le B.A.BA de l’architecture ?
L’architecte (réfléchissant) – Voyons, quelle est la priorité de l’architecte ? Posez-leur la question car je crois savoir que vous avez d’autres archis parmi vos patients. De façon générale, ils vous répondront l’argent, pour certains des plus francs, d’autres répondront le projet, d’autres le développement de l’agence, d’autres de mener à bien leur démarche ou leur recherche. Bref ils ne manqueront pas de priorités. Or, selon moi, la première et seule priorité de l’architecte, car il ne peut jamais y avoir qu’une seule priorité, est le bien-être de ceux qui occuperont ses locaux, qu’il s’agisse de logements, d’une usine, d’un atelier, d’une salle de cinéma, d’un opéra ou, en l’occurrence, d’une morgue. La première responsabilité de l’architecte est le bien-être des occupants. Ensuite, mais ensuite seulement, viennent les contraintes pour y parvenir, et le budget, et tout ça. Dit autrement être architecte ce n’est pas construire des sculptures habitées.
E.H. (ironique) – Ce ne sont pourtant pas celles-là qui manquent, non ?
L’architecte (qui réfléchit encore avant de répondre) – C’est compliqué en fait. Je connais un architecte, Monsieur B. qui a construit des bâtiments plus signés que lui tu meurs, des lieux parfois difficilement habitables. Mais l’habitabilité doit-elle être le seul critère de l’architecture ? Chacun des bâtiments de Mister B. est une fulgurance quasi mystique dans le paysage. Et il devrait être mieux entendu quand il explique offrir le luxe de la hauteur au logement social à Béthune ? Est-il pour autant un artiste ? Non, il est architecte, à sa façon certes, mais il est architecte sans réserve.
E.H. (surprise) – Mais c’est vous-même qui je crois m’avez dit un jour que sans l’art l’architecture c’est de la construction ?
L’architecte – Que l’architecture ait besoin de l’art, et que l’architecte lui-même ait besoin de l’art, nul n’en doute, sauf promoteurs et élus bas du front, cela ne fait pas pour autant de l’architecte un artiste, loin s’en faut. Il chantonne « J’aurais voulu être un artiste… Pour avoir le monde à refaire ». (souriant) Pourtant, refaire le monde, c’est ça le boulot de l’architecte. Et voyez comme le pays s’y emploie. Je connais par exemple un architecte qui a récemment signé un contrat avec le ministère des Armées pour 46 bâtiments « industrialisés » et je vous garantis que cet architecte-là n’est pas un artiste. En est-il moins architecte ? Un mauvais architecte peut-être mais architecte sans doute ! Et puis, ok, admettons qu’il y ait des artistes parmi les architectes, combien seraient-ils ? Un sur mille ? parce que même les Mister B., ils ne naissent pas sous le sabot d’un cheval. Si 97 % des architectes ne sont donc pas des artistes, cela met l’architecture loin de l’art. D’ailleurs, pour chaque architecte, même les meilleurs, les chefs-d’œuvre se comptent sur quelques doigts, souvent un seul. Et c’est encore pour les plus prétentieux des architectes. (il chantonne) « J’aurais voulu être un auteur… Pour pouvoir inventer ma vie… ».
E.H. (elle se souvient soudain de cet artiste, un peintre qu’elle n’avait vu que quelques fois, un type bien frappé dont elle ne sait pas ce qu’il est devenu. Elle avait alors travaillé sur l’idée de l’art en tant qu’objet de la psychanalyse, voire de symptôme précédant l’art parfois. En tout cas un outil de diagnostic et de thérapie. Elle cite son prof de l’Institut français de psychanalyse) – L’art a pour but de représenter un réel non représentable d’un objet qui échappe, qui manque. A la place du vide apparaît l’objet imaginaire du fantasme.
L’architecte (souriant tout à fait) – Sauf que, chère Ethel, les objets construits par les architectes, les bons et les mauvais, ne sont pas du tout imaginaires, encore moins pour ceux qui y habitent… Cela dit, je pense à une autre architecte de mes connaissances, Miss S., qui est architecte ET artiste et non architecte artiste. Quant à moi, maintenant que j’y pense, je suis finalement heureux d’être artiste de ma vie plus que d’être seulement architecte. Peut-être est-elle là la clef du paradoxe de l’architecte : être artiste de vie pour être le meilleur architecte possible ! Et puis, il y a mille façons d’être artiste de sa vie, qui n’est au fond rien d’autre qu’une façon personnelle de tuer le temps… Une « dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique et morale », pour paraphraser André Breton.
E.H. – Vous avez de l’affection pour les surréalistes ?
L’architecte – Pas spécialement mais je me dis parfois que ma vie elle-même, au-delà de mon métier, est surréaliste et follement excitante.
E.H. (prête à dérouler le fil) – C’est le moment de m’en dire plus…
DRINNNN, DRINNNN
L’architecte (qui voit la frustration d’Ethel Hazel) – Rassurez-vous, ce n’est pas parce que des mystères demeurent insondés qu’ils sont insondables. Il suffit simplement de patience pour atteindre le fond. Aujourd’hui je dois m’en aller mais nous ne sommes pas pressés, n’est-ce pas ?
Ethel Hazel en resta sans voix jusqu’à ce qu’il soit parti : venait-il de lui dire que l’on s’approchait des abysses qu’il s’agissait bientôt d’éclairer ? Elle en fut réconfortée, avant de se souvenir n’avoir aucune idée si Dubois a cessé de tuer ou s’il poursuit son activité meurtrière pendant même la thérapie. Elle frissonne puis se refuse à y penser plus.
Fiche Anthropométrique des victimes de Dubois
Par Inspecteur Nutello, dit Dr. Nut
Nom : Chevreau
Prénom : Amélie
Taille : 1,68
Yeux : Bleu
Cheveux : Blond
Signes distinctifs : néant
Dernière adresse connue : Chez M. et Mme. Chevreau, 18 rue Leloir, 23000 Guéret
Née le : 12 octobre 1976
A : Guéret (Creuse)
Signes particuliers : Néant
Métier : N’a pas eu le temps d’en avoir un.
Disparue en 2001.
Cause de la mort : peu claire
Pour l’inspecteur Nutello, Amélie est restée simplement « la stagiaire de Guéret ». Ne serait-ce que parce que c’est ainsi qu’il en avait trouvé la référence dans les notes d’Ethel. Et c’est en remontant dans le temps que le policier a fait le lien.
Amélie Chevreau a disparu en 2001, juste avant ses 25 ans. Il est établi qu’elle a durant ses études à l’école d’archi de Belleville (ex UP8) effectué presque tous ses stages chez Dupont&Dubois, ce qui n’est pas habituel, note Dr. Nut. Coup de foudre entre une étudiante et un prof ? Le policier sait que Dubois n’a jamais enseigné ; il était cependant couramment invité à des jurys de diplômes. D’ailleurs, à Paris-Belleville, l’architecte est comme chez lui, se dit l’inspecteur.
Pour autant, vingt ans plus tard, personne ne se souvient de la stagiaire de Guéret ni à l’agence ni à la résidence étudiante ou l’appart-hôtel où elle demeurait à Paris. La seule trace d’elle qui reste se trouve enfouie dans la comptabilité de l’agence et dans la comptabilité morbide de Dubois.
Dr. Nut s’est rendu à Guéret pour rencontrer les parents de la petite, qui lui ont parus prématurément vieillis. Ils lui dirent ce qu’il savait déjà, qu’elle revenait à Guéret juste après l’obtention de son diplôme « dont elle était si fière, avec les félicitations » afin de poursuivre sa formation et travailler dans l’agence d’architecture de son oncle, aujourd’hui décédé. Elle leur avait donné un coup de fil pour annoncer qu’elle arriverait quelques jours plus tard que prévu, c’est pourquoi ils ne se sont pas inquiétés tout de suite.
Ce qui restait de son corps, presque entièrement dévoré par les animaux sauvages, a été retrouvé quelques semaines après sa mort dans un endroit perdu des Monts de Guéret. Elle n’a pu être identifiée que grâce à son ADN, et encore, difficilement. Son ex-petit ami, un bûcheron qui connaissait la montagne par cœur, purge une peine de 30 ans, dont 20 ans incompressibles, pour ce meurtre puisqu’il semble établi qu’elle est passé le voir, comme d’habitude quand elle rentrait de Paris.
Mais ce qui a frappé Dr. Nut lors de cette rencontre avec les parents d’Amélie est que, même vingt ans plus tard, ils semblaient toujours dubitatifs quant à la culpabilité du petit ami, un nommé Antoine Tixier, apparemment connu pour son caractère bourru et ses colères violentes quand il avait bu. L’inspecteur a cependant découvert en les interrogeant que les parents d’Amélie doutaient quand même « qu’Antoine ait pu lui faire ça » et semblaient désemparés. Non, ils n’avaient jamais vu le type dont il leur montra la photo.
Dr. Nut est allé interroger Antoine en prison, à Aix. Il est devenu un homme aux cheveux gris, au visage dur, à la musculature saillante de ceux qui ont tout le temps en prison de faire de l’exercice. Il a été sidéré d’apprendre que Dr. Nut croyait en son innocence. Il lui a donc à nouveau raconté son histoire, alors qu’il refusait de parler à quiconque depuis sa lourde condamnation.
« Elle n’est jamais arrivée chez moi. Elle m’avait appelé au dernier moment pour me prévenir qu’elle arriverait avec deux ou trois jours de retard, un truc à finir à l’agence. Je me souviens, on s’est engueulé car je l’attendais pour fêter son diplôme et j’avais tout préparé. Je lui ai dit « je commence à en avoir marre de ton architecte et de ton architecture, de toute façon si c’est pour bosser à Guéret pour le reste de ta vie, ce n’est pas la peine de te prendre la tête ». Puis j’ai bu toute la soirée, pour me retrouver dans une sorte de stupeur. Je ne me souviens de rien. Ce qui était bizarre puisque ce ne m’était jamais arrivé. A mon réveil, la maison était en vrac comme s’il y avait eu une bagarre, des traces de son passage partout. Je sais pourtant qu’elle n’est jamais venue. C’est la police qui est venue. Personne ne m’a cru à cause de ma réputation mais je ne l’aurais jamais touché ». « Je vais t’aider car je pense connaître le coupable », lui dit Dr. Nut comme il s’apprêtait à lui montrer la photo de Dubois. Mais, à sa grande surprise, Antoine s’est récrié brutalement. « Non, surtout ne faites rien, je dois sortir en liberté conditionnelle dans huit jours. C’est une vieille histoire maintenant et je ne veux pas être celui qui remue tout ça, c’est trop douloureux. Si vous connaissez le coupable, quand vous l’aurez attrapé, si vous l’attrapez parce que ça fait un moment que j’attends, il sera toujours temps alors de réhabiliter mon nom mais d’ici là je ne veux pas la moindre vague, pas un mot, rien, je vous en prie, pas à huit jours de sortir ». L’inspecteur Nutello avait promis, évidemment.
Sur ce, Antoine apportait à Dr. Nut une autre certitude qui mettait de l’eau à son moulin : l’architecte préparait minutieusement certains de ses assassinats, du moins à l’époque, car ce meurtre était sans aucun doute prémédité. Et comment ! Pour autant, toujours sans preuve, l’inspecteur n’est pas plus avancé.
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
*Voir La morgue de l’architecte est pleine d’étoiles
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