Lors du raout organisé le 14 octobre 2021 à la Cité de l’architecture afin de clore le cycle de recherches initié par le ministère du Logement autour du thème Habiter demain, une phrase, une question plutôt, attrapée au vol lors d’une table ronde : pourquoi continuer à faire des cuisines quand les gens du futur se feront livrer la nourriture ?
Bonne question. Habiter demain, quel futur ? De fait, nombre de gens se font aujourd’hui déjà livrer la nourriture ainsi que toutes sortes de choses, à tel point que les livreurs exotiques sont devenus en quelques années le nouveau sous-prolétariat des grandes villes riches. Et comment sait-on qu’elles sont riches ? Parce que ses habitants n’ont pas besoin de cuisiner pour eux-mêmes ! Ni de faire les courses.
Pour le commun des mortels, la question de la cuisine n’est pas anecdotique, c’est d’ailleurs elle qui cristallise les rancœurs quant à ces appartements toujours plus petits, la cuisine devenant ‘américaine’ et désormais située dans la pièce de vie par la grâce d’une réduction de la surface qui fait le bon beurre des promoteurs.
Pour le coup en effet, pourquoi ne pas imaginer parmi les appartements d’une même résidence du futur un certain nombre d’entre eux dotés d’une petite cuisine, d’autres pourvus d’une cuisine américaine et d’autres enfin sans cuisine du tout. Aujourd’hui en 2020, mettons, pour simplifier, qu’un jeune adulte sur deux ne sait pas se cuire un œuf. Au rythme où vont les choses, il est permis de penser qu’à l’horizon 2050, seulement un sur trois saura à quoi ressemblait un cabillaud. Bref, pas besoin de cuisine pour ceux-là, sinon peut-être une plaque électrique partagée dans un cagibi pour recevoir les cousins de la campagne.
Cette évolution semble pourtant aller à l’encontre de la tendance d’une société tellement inquiète de ne pas savoir ce qu’elle mange aujourd’hui et ce qu’elle mangera demain qu’elle n’a jamais été autant préoccupée d’émissions et de magazines consacrés à la cuisine, le meilleur chef cela, le meilleur pâtissier ceci. Voilà l’entreprenariat de l’avenir : devenir chef pâtissier à la télé et livrer ses clients sans les voir jamais grâce aux petits Pakistanais sur leur mob ? Ha, habiter demain…
Pour autant, repenser de front la cuisine permettrait peut-être justement d’aborder autrement le logement et l’idée d’économie d’énergie si chère aux gens frugaux. Ainsi, dans les anciens immeubles traditionnels de Chicago, là où l’hiver est une punition, les appartements – toujours traversants car comptant tous une issue de secours, si ce n’est pas du luxe ! – étaient en général conçus autour de deux très grandes pièces, la cuisine et le salon, avec, en satellites et ouvrant sur l’une ou l’autre de ces deux pièces, deux ou trois ou quatre chambres minuscules dans lesquelles ne tenaient qu’un lit et un rangement. Malgré l’hiver mordant, ces chambres n’étaient pas chauffées car elles n’avaient vocation qu’au sommeil sous la couette épaisse. En revanche, le salon disposait d’un poêle à gaz, la cuisine étant naturellement chauffée par la gazinière ou le poêle à bois.
Nous ne sommes pas à Chicago bien sûr mais quitte à persister à faire des chambres minuscules, autant en effet qu’elles ne servent qu’au sommeil et à l’intimité si le reste de l’appartement offre suffisamment de vastes espaces confortables pour tous les membres de la famille, des devoirs des enfants à la couture de la grand-mère.
C’est en tout cas une autre façon de faire des économies d’énergie ; plutôt que geler tous seuls en plein hiver, les ados eux-mêmes viendront jouer à leurs jeux vidéo là où est la chaleur, en famille ! Et chauffer seulement deux pièces au lieu de trois ou quatre ou cinq fait une différence sur la facture de gaz ou d’électricité à la fin de la saison froide.
Repenser la (grande) cuisine est donc repenser le logement et l’écologie.
Pour en revenir à nos futurs cuisiniers avec deux mains gauches, se souvenir encore que dans les anciens immeubles de Shanghai et d’ailleurs, les appartements consistaient en de grands espaces modulables puisque la cuisine était située dans la cour commune. Il s’agissait alors d’éviter le feu et que l’immeuble ne flambe avec l’huile du bain des beignets à la crevette. Pour la même raison, jusqu’au début du XXe siècle, la cuisine était-elle à ‘l’extérieur’ des murs des maisons bourgeoises, dans un appendice le plus souvent.
Mon point n’est pas de promouvoir l’immeuble à la chinoise ou les chambres devenues cellules sans chauffage. En revanche, plutôt qu’une querelle à propos de plus ou moins trois mètres carrés – 3 m² ! – il me semble que la cuisine devrait au contraire être le point de départ d’une véritable réflexion pour tout architecte ou autre acteur de la construction de logements qui se préoccupe de ce que peut bien signifier habiter demain.
Au moins pour ceux qui cuisineront encore demain et après-demain, et pour ceux qui sauront encore faire bouillir des pâtes et même pour ceux qui ne sauront pas épeler kasrol.
Christophe Leray