Alice Delaleu s’interrogeait dans son article intitulé AJAP 2020 – Un avenir en mâle et blanc ? sur le manque de présence féminine au sein de ce palmarès. Yann Legouis (Sapiens Architectes), parmi les lauréats, en prit exception. Droit de réponse.
Nous désespérions avec nos collègues lauréats des AJAP de n’avoir pas un seul article dans la presse qui soit autre chose qu’un communiqué basique. Et en voilà un, enfin ! Et quelle belle surprise, tant il est symptomatique de l’époque dans laquelle nous vivons : une critique sur l’apparence des choses, superficielle, avec ce qu’il faut de « culture du clash », et qui parle de tout… sauf d’architecture.
Comme je suis un des trop nombreux mâles blancs de moins de 35 ans, cité dans l’article et récompensé par les AJAP cette année, je tenais quand même à répondre à votre papier qui dénonce « le formatage de la pensée des nouvelles générations, davantage intéressées par le paraître et la façade que par la pensée et la conception ». C’est non seulement un peu insultant et gentiment réactionnaire, mais ça ne reflète pas du tout notre pratique à l’agence, ni celles de mes collègues de promotion dans leur diversité.
Voilà donc cet article au féminisme trendy qui va vous permettre de faire le buzz dans quelques salons parisiens : il a l’avantage de vous placer du bon côté de la barrière morale à très peu de frais, mais il ne fait pas du tout avancer la cause que vous prétendez défendre. Nicolas Dorval-Bory, qui a écrit la même chose de manière plus digeste, et surtout 6 mois avant vous, proposait au moins l’option de la discrimination positive comme une solution transitoire à ce manque de représentativité. ( https://www.amc-archi.com/article/ou-passent-elles-les-jeunes-diplomees-talentueuses-nicolas-dorval-bory-architecte).
Tout d’abord, permettez-moi de faire remarquer qu’entre un fils d’agriculteur de Dordogne, un fils d’inspecteur des impôts toulousain, un fils de Gendarme élevé en Martinique, un fils d’architecte Ariégeois, un fils de grands avocats Parisien, un Espagnol… je vois en réalité beaucoup de différences, et des réalités sociales et culturelles très contrastées. Nous sommes très loin d’être identiques, même si nous partageons un genre et une couleur de peau, alors que votre papier semble suggérer le contraire. Il est vrai que ces trajectoires variées ne sont pas marquées sur notre visage et imprimable sur photo, ce qui a dû vous échapper pendant les 30 secondes que vous avez dû bien vouloir consacrer à notre sujet. Peut-être pourriez-vous vous rapprocher de Cyrille Véran, qui a passé quelque temps avec nous, et qui a fait un vrai travail de journaliste pour voir les rapprochements et les divergences entre nos pratiques pour en tirer quelques leçons ?
Et puis comparaison n’est pas raison : faire le parallèle entre le traitement médiatique d’un prix national remis à de jeunes praticiens, par le ministère de la Culture, avec un prix régional étudiant remis par une maison de l’architecture (même décerné à de nombreuses jeunes femmes) ne me semble pas très cohérent. D’autant que votre métaphore cinématographique tombe mal : les Césars récompensent les jeunes professionnels présents dans des films, et pas les meilleurs élèves du Cours Florent, ou du Conservatoire d’Art Dramatique.
Je ne reviendrai pas sur une de vos assertions d’une rare bêtise : « Les femmes sont rares car elles sont aussi moins promptes à se rendre visibles ou à accaparer l’attention et la visibilité qu’un homme » qui condamnerait de facto les femmes à ne jamais avoir de prix, ce qui me semble au demeurant parfaitement misogyne. Mais sur un autre point, je tiens à vous rassurer : « Combien de fois seront soulignés le look d’une Manuelle Gautrand ou le maquillage d’Odile Decq ». Plus aucune ! Plus personne ne « souligne » plus cela depuis dix ans, à part vous, une fois de plus. Heureusement, ces blagues éculées sur les starchitectes des années 2000 ne font plus rires grand-monde.
Surtout que la nouvelle génération d’étudiants, et de jeunes professionnels, peut se référer à de nombreuses architectes à la production variée et de très grande qualité, sans avoir à sombrer dans la caricature : Anne Lacaton, Corinne Vezzoni, Edith Girard, Emmanuelle Colboc, Pascale Guédot, Suzelle Brout, Véronique Joffre, Yvonne Farrell, Shelley McNamara, Bita Azimi, Sophie Delhay, Nasrine Seraji , Catherine Frenak, Béatrice Jullien, Myrto Vitard, Cécile Graindorge, Stéphanie Bru, Jasmine Kenniche-Le Nouëne, Ana Vida, Emma Saintonges, Fanny Costecalde, Vanessa Larrère, Coralie Bouscal et Claire Furlan… Ces femmes architectes n’ont pas attendu vos articles pour se rendre visible, bien construire, et avoir des prix ou des récompenses en tout genre.
Alors il y a fort à parier que la génération de brillantes jeunes femmes diplômées récemment et récompensés par ce prix régional du meilleur diplôme montera des agences dans les années à venir, et quelques-unes seront, je l’espère, lauréates des AJAP dans une dizaine d’années. Pour les aider, on peut souhaiter à l’avenir un journalisme d’architecture qui leur donne envie de faire de belles choses, au lieu de les désespérer, et de les positionner dans une posture victimaire.
Vous auriez pu souligner pour commencer, dans votre article sur le Pritzker Price de Lacaton & Vassal, que c’est un signe encourageant que de récompenser du « Nobel D’Architecture » une agence co-dirigée par une femme en France, au lieu de chercher le buzz sur un présupposé manque de modestie de leur part (https://chroniques-architecture.com/lacaton-vassal-un-pritzker-et-quelques-paradoxes/). Vous auriez aussi pu souligner en passant l’ampleur du chemin parcouru depuis l’année 1991 lorsque ce prix était remis à Robert Venturi uniquement, sans son associée de toujours, Denise Scott Brown (ce qui était authentiquement misogyne).
On aurait pu imaginer, plutôt que de critiquer nos postures « parfaitement caricaturales » et nos habits noirs (imposé par le ministère et le photographe), de demander aux lauréats très masculins des AJAP cette année de citer chacun cinq noms de jeunes agences d’architectes féminines, avec qui nous travaillons, qui nous influencent au jour le jour, pour voir se dessiner une constellation de jeunes agences en mouvement. En diffusant cette constellation vous auriez pu donner à voir à tous que la scène architecturale française féminine est bel et bien vivace, créative, et qu’elle n’attend pas dans son coin que les choses bougent (48.1% de femmes inscrites à l’ordre chez les moins de 35 ans en 2019 selon la très bonne étude Archigraphie 2020 : https://www.architectes.org/sites/default/files/atoms/files/2020-12-09-archigraphie-2020-web.pdf).
Communiquer, interviewer, écrire sur ces agences de jeunes femmes qui construisent, ce n’est pas très difficile, c’est positif et ça peut continuer à susciter des vocations et à encourager les jeunes femmes (et les jeunes hommes aussi) à grandir en regardant la production de leurs aînées.
Finalement un prix comme les AJAP est le résultat d’un rapport de force étrange, et qui nous échappe souvent. Dans tous les cas représenter une diversité n’est pas son rôle exact : il peut en être éventuellement le fruit quand les dés sont bien mélangés. Reste ce constat : cette année le nombre de nos consœurs primées est très bas, même par rapport aux années antérieures. Je n’ai pas les statistiques du nombre de dossier AJAP féminin au stade des candidatures, mais comme on peut le lire, toujours dans l’excellente étude Archigraphie de 2020, à la question « avez-vous réduit votre temps de travail pour vous occuper de vos enfants ? », 40% des architectes femmes répondent oui, contre seulement 18% des architectes hommes. Plus du double ! La moyenne d’âge du premier enfant en France étant de 30 ans, peut-être que la limite d’âge, fixé à 35 ans par le ministère, défavoriserait éventuellement les dossiers féminins ? En tout cas nous sommes là en face d’un réel problème sociétal et culturel de répartition des tâches dans les ménages : en 2021, la maternité continue aujourd’hui d’être un frein pour les carrières féminines.
Voilà peut-être une piste sur laquelle travailler collectivement, mais cette analyse demande de sortir du journalisme minute, manichéen, et des invectives faciles et tendances.
Yann Legouis
Sapiens Architectes