A la fin de l’automne 2021, les Unes des quotidiens s’étaient données le mot pour annoncer la fin de l’attente interminable pour une boîte de lessive à la faveur de l’ouverture d’un « vrai » magasin sans caissière. Le temps du 0 humain est-il advenu ?
Rappelons-nous que chaque soir du premier confinement se pressaient à l’heure de l’apéro aux fenêtres, balcons et autres jardins des Français prêts à applaudir caissières et femmes de ménage qui travaillaient, ELLES, au prix de leur vie. Nous étions en 2020 et les « premières lignes » devenaient le prétexte à un élan de solidarité sans précédent. Qui ne coûtait pas grand-chose… ni aux ménages, ni aux contribuables, ni à l’Etat, ni aux patrons …
Un an et demi plus tard, la sollicitude envers les premières lignes est passée de mode à la faveur d’un grand remplacement. Celui des caissières. Celui qui est d’ailleurs annoncé depuis le début de la science-fiction et qui s’est immiscé dans les subconscients avec l’avènement de l’intelligence artificielle. Wall-E n’est pas loin, Minority Report non plus ….
Le politiquement correct leur avait déjà piqué leur nom il y a dix ans. Il fallait les appeler « hôtesse de caisse » (au masculin « steward de caisse » ?). En dix ans, si la corporation des caissiers et caissières a perdu entre 5 et 10 % de ses effectifs, c’est qu’ils sont déjà de trop. Les Leclerc, Carrefour et autres Intermarché l’avaient rêvé, le Covid l’a fait sous couvert du grand cœur. Il fallait les protéger. Mais de quoi ? D’un travail ? D’un revenu gagné ? D’un statut social ?
Dans une vie rythmée par la rapidité, l’agilité des livraisons de colis, de courses et de repas tout faits, ils ne pouvaient en être autrement pour servir l’individualisme érigé en religion de nos sociétés. Applaudir les caissières à l’heure de la prière avant de se faire livrer un fast-food en Ub-AMA-eat ne pouvait aboutir à autre chose.
Tout ça pour quoi ? Dépenser plus vite comme si notre temps d’individu ne devait souffrir d’une attente de quelques minutes. Que représentent vraiment cinq minutes dans une vie ? Qui est assez important pour que ses cinq minutes d’attente soient considérées comme plus importantes que le travail d’un autre individu ? D’ailleurs, l’utilité sociale des caissières, comme celle du facteur ou encore, avec un peu d’ironie, du banquier, n’est plus à démontrer. Pour beaucoup, toutes ces têtes ne sont que les seules que verront un très grand nombre de personnes au cours de la journée. Un trait d’union avec la société, cela vaut bien cinq min d’attente, sinon d’attention. Non ?
Le Covid a déjà vidé les bureaux de ses travailleurs, les magasins de ses clients et depuis peu les banques de ses guichetiers. Pendant ce temps, la Poste cherche de nouvelles occupations aux facteurs. Jusqu’à quand ? Le Covid a surtout accéléré la transformation sociale de la ville en mettant sur la touche les moins diplômés et les plus « web-incompatibles ». Elle est belle notre société ‘all-inclusive’ !
Quand, « en même temps », la rationalisation du temps et de l’argent se fait sur le dos de la RSE, il y a comme une contradiction… Est-ce vraiment cette ville du quart d’heure que nous voulons ? Celle au charme de la rapidité, à l’émotion scandée par des bip-bip robotisés ? Même les applications de rencontres pour célibataires endurcis n’auront pas réussi à pousser jusque-là le cynisme de nos sociétés dépourvues d’allant vers l’autre.
Tous les patrons et politiques qui jouent ce jeu-là veulent-ils vraiment une ville aussi déshumanisée ? Deux ans après les Gilets Jaunes qui ont marqué une fracture dans la société, comment peuvent-ils accepter et cautionner la fabrication d’une ville sans liens sociaux et de facto, sans humain ? Est-ce bien les leçons qui ont été tirées de l’occupation des ronds-points ?
Remplacer la vie par des robots est d’autant plus gênant que nos technologies artificielles ne nous sont pas si familières. Les limites n’en sont pas connues et d’aucuns savent les risques que la société encoure à se dématérialiser. Car si même l’armée n’est plus sur le terrain, les prochaines guerres risquent fort bien de se faire sur Internet avec autant de dommages collatéraux jusque chez soi.
Et puis, n’est-ce pas terriblement troublant ce contrôle permanent ? Des caméras partout, le ticket à la sortie …. Comme si de fait le client ne pouvait-être qu’un voleur. A-t-on vraiment envie de vivre ainsi, sans cesse soupçonné, vérifié, scanné… ? D’ailleurs, la seule fonction humaine qui demeure : le vigile.
Les cinq minutes de gagnées valent-elles aussi de mettre en péril sa sécurité, son identité, son humanité ? Nos cerveaux voudront sans doute toujours plus de confort en donnant un minimum d’effort mais il faut sans doute remettre en question nos vies et nos – supposés – besoins afin de décider en conscience pour nous aligner avec nos intentions de sauver notre espèce et la planète. Car le moins d’effort avec toujours plus de centres de données et de satellites, ce n’est ni durable, ni éthique.
Bien sûr, il n’est pas question de réinventer une France imaginaire, celle des gens heureux qui se diraient bonjour dans le métro, même à l’heure de pointe. Les lacunes relationnelles ne proviennent pas que du fait des vilains industriels et des méchants GAFA. Ne plus savoir se saluer est aussi le résultat d’un autre projet de vie, celui d’une école et d’une société qui placent l’individu au centre, comme si chacun pouvait devenir le futur Einstein sans rien faire. La suprématie du rien. Pourtant, tout le monde n’est pas né pour devenir un génie et l’école l’a oublié en poussant les élèves, même les moins brillants, vers de longues études. Elle a fabriqué une société condescendante envers les moins diplômés. Ceux-là même dont le travail se retrouve aujourd’hui supprimé.
Tout ça pourquoi ? Se libérer du temps pour soi, moi et encore moi ? Du temps passé à regarder des écrans toujours plus vides de sens et d’intelligence ?
En attendant le prochain argument marketing impactant « des humains aux caisses des magasins », choisissons la file de la caisse avec un humain derrière, même s’il faut attendre cinq minutes, que l’on passera … devant notre smartphone …
Alice Delaleu