La pandémie a mis à mal le bureau, le télétravail étant à l’honneur surtout pour les cadres, les professions intellectuelles et artistiques. Oui, installer son bureau chez soi n’est plus signe de glandouille. Les chef(fe)s ont peut-être appris à faire confiance à leurs salariés, ils ont aussi appris à réorganiser les bureaux, le flex office en ligne de mire.
Il était un jour où les chef(fe)s décidaient que, puisqu’il ne fallait pas déménager et que les effectifs grossissaient, il fallait libérer des bureaux. Dans le cerveau de DRH zélé(e)s, il fallait non plus laisser le télétravailleur ou la télétravailleuse trouver un équilibre mais négocier avec eux en fonction de l’occupation du bureau avec les autres télétravailleurs et autres flexitravailleuses.
Ainsi finit le bureau b.202 où l’employé(e) avait installé sa petite routine, où la tasse à café ‘corporate’ voisinait un petit cahier et quelques objets personnels, comme cette boule à neige offerte par son collègue du b.224 lors d’un Secret Santa à moins de 10€, quelques images ou souvenirs encore d’un projet lui ayant tenu à cœur, quelques dossiers en cours.
Non, maintenant, chaque soir, il faut tout ranger dans un casier. Tout, c’est-à-dire l’essentiel : l’ordinateur, le chargeur et le cahier. Fini la possibilité de personnaliser l’espace de travail avec les quelques fiertés personnelles qui permettent à chacun de se sentir intégré, d’avoir sa place dans l’entreprise.
Chaque matin, il est possible, en arrivant tôt, de prendre le bureau b.230. Il est chouette celui-ci, c’est le bureau d’angle avec des grandes baies vitrées, un peu à l’écart du passage, tout tranquille. Il est l’objet de tractation, le premier ou la première arrivé(e) est gâté(e). La guerre des places a commencé.
Les chef(fe)s, quand ils ou elles arrivent doivent se débrouiller pour trouver leur place et chercher le reste de leur équipe. La réunion urgente à convoquer pour 11h demande un brin d’agilité pour aller chercher les trois autres de l’équipe répartis un peu partout dans les étages, et comme le 4e est en télétravail, il faut aussi prévoir une réunion en visio. La logistique de réunion s’alourdit.
Auparavant, en partageant le même bureau, il était facile d’échanger sur les sujets en cours et de prévoir une réunion sans bouger. Maintenant il faut faire preuve d’« agilité », selon la nouvelle lingua en cours : réserver une salle, réserver une visioconférence et prévenir par mail le reste de l’équipe quand il est difficile de les trouver. Le chef ou la cheffe gère la situation bien entendu, mais c’est aux dépends du temps de réflexion nécessaire à ses prochains projets puisque cette logistique s’ajoute au boulot quotidien habituel.
Maintenant quand il ou elle cherche un membre de son équipe, il leur faut faire le tour des bureaux, et parfois croiser l’imprévu, un ou une collègue qui a logiquement « une petite demande ». Déjà en retard pour la réunion mais bon, il faut aussi trouver du temps pour faire « du lien social ». Ce n’est pas si mal mais cela ralentit encore les choses. Chacun auparavant pouvait passer une tête dans leur bureau pour proposer une idée ou demander une réponse, maintenant c’est presque à l’improviste, en arpentant les couloirs, qu’il faut s’acquitter des demandes de chacun et chacune, et faire le point sur les projets en cours.
Dans l’équipe, chacun(e) s’en accommode bien mais, pour échanger sur une idée, il faut maintenant traverser le plateau pour avoir accès au collègue. Le ping-pong, la joute verbale nécessaire à l’élaboration des projets doivent également s’adapter à une nouvelle logistique, où la procrastination l’emporte facilement sur le trajet à travers l’open space.
Surtout qu’avec le flex office, la dématérialisation a démultiplié les canaux de communication. Maintenant au lieu de solliciter un avis, il suffit d’envoyer un mail ou un message sur le chat. Cela ralentit un peu le suivi mais bon, c’est fait ; même si ce n’est pas accompli, l’équipe est prévenue. Combien de notifications non lues, de mails non ouverts ? combien de groupes de discussion ont remplacé les échanges en direct ?
Or il faut se triturer un peu la tête pour gérer le langage écrit et les destinataires, le ton adopté n’ayant plus rien de celui de l’échange verbal. Le collègue un peu fatigué ou un peu irrité en ce moment peut ignorer le « nouveau message » qui s’affiche ou l’oublier. Se voir en direct, c’est aussi jauger la capacité de l’autre à faire face à un nouveau projet ou comprendre qu’aujourd’hui les conditions ne sont pas réunies, l’humain restant une dose subtile d’émotion même au travail, et que demain sera plus favorable pour l’évoquer. Quoi qu’il en soit, ce n’est plus très grave de savoir comment le ou la collègue se sent puisque, de toute façon, on ne fait plus que se croiser.
Dans ce cadre, le lien social et professionnel patiemment noué risque de se dilater au fur et à mesure et superficialiser les relations. Le voisin n’étant jamais le même, il est facile de reconnaître tout le monde mais tisser des relations en devient plus compliqué.
Rentabiliser l’immobilier, c’est souvent aussi rentabiliser les individus, quitte à les nier. « Avoir un bureau » n’est pas seulement avoir un lieu où poser ses affaires, c’est aussi pour l’individu un repère lui indiquant sa place, sa progression, son appropriation des objectifs de la société qui l’emploie. Le flex office ralentit le lien social et peut-être la capacité de l’employé à s’intégrer durablement dans l’entreprise. En conséquence, le bureau de demain demande une réflexion qui doit dépasser la seule gestion d’actifs. Ce n’est pas gagné…
Julie Arnault