A l’heure où le télétravail vide les espaces physiques de leurs occupants, la start-up uzfull se rêve un destin à la doctissimo, version chaises ergonomiques et baby-foot dans le lobby. Une entreprise de soins animée par des ‘bureaulogues’, non-architectes de leur état, non-sachants tout court d’ailleurs. Allo, j’ai mal à mon bureau ?
A la rédaction de Chroniques, les communiqués de presse abondent dans la boîte mail, des plus pertinents au plus abscons voire loufoques. Dont celui-ci, nouveauté d’automne. En objet : « les docteurs du workplace s’installent à Lyon ». La start-up uzfull, inconnue au bataillon, en est l’expéditeur. Il existe donc des docteurs pour le workplace ! Diantre ! Le secteur tertiaire aurait-il contracté une maladie – un virus ? – que la sphère médicale soit ainsi appelée à la rescousse du patient ?
Et qui est ce docteur uzfull et que soigne-t-il ?
Le communiqué de presse, visuellement déjà-vu, explique aux journalistes que la jeune pousse a été fondée il y a un an, en 2021, par Julien Saillard et Simon Vergeot, CV Linkedin en lien.
« Les bureaux de 2022 sont malades ! C’est le constat de uzfull qui, tel un docteur avec ses patients, ausculte, diagnostique et traite les environnements de travail. À l’ère du télétravail, ou encore de la généralisation du flex-office, de nombreuses entreprises constatent des symptômes inquiétants : bureaux vides, désengagement des collaborateurs et même difficultés de recrutement ».
Si le constat n’est pas nouveau, il est permis de s’interroger sur sa cause. Selon nos bureaulogues, elle est ancrée dans l’environnement physique du travail, puisque, expliquent-ils, dans les PME, dont les agences d’architecture, les candidats exigent toujours plus de qualité de travail. Or si le télétravail a la cote, ce n’est clairement pas pour des raisons de chaises inconfortables ou de salles de réunions mal éclairées.
Ces espaces désertés depuis 2020 sont encouragés par les cabinets de conseils en stratégies, histoire de réaliser quelques substantielles économies. Selon le pôle études & prospective* de l’Arseg (l’association des directeurs de l’environnement de travail), un poste de travail coûtait à l’entreprise environ 10 246 euros/an en 2020 (télétravail) mais 15 596 euros/an en 2019 (présentiel). Avec un tel delta, tandis que les crises environnementales et énergétiques poussent à la frugalité, la tendance est-elle vraiment au retour au présentiel ?
Qui sont vraiment ces bureaulogues qui paraissent si bien informés ? Un clic sur le réseau social qui fait la place aux egos des surdiplômés pour découvrir qu’aucun des deux co-fondateurs n’est docteur en rien du tout.
Un ingénieur (de l’humain) en télécommunication, passé brièvement par l’asset-management et deux ans de conseils en stratégie pour finir au ‘risk management’ de Kedge Business School. Quinze ans d’expérience au compteur. Le site ajoute que le monsieur est « un agitateur d’idées, repenti de la direction immobilière » (CBRE un peu…) et qui explique « naviguer à vue ». Un toubib qui naviguerait à vue ne jouirait sans doute pas d’une grande confiance auprès de ses patients. Passons.
Quant au second, un peu moins poète sans doute, son cœur de métier est l’ingénierie financière, ancien de l’EM Lyon et de Kedge, cinq ans d’expérience et quatre entreprises. Forcément, « les nouveaux modes d’organisation n’ont plus de secrets pour lui ».
Alors autant dire que le tertiaire, l’espace de travail et la qualité de vie au bureau, le tandem s’y connaît… Par exemple, pour répondre à ce qui constitue de réels enjeux de recrutement aujourd’hui, telle la volatilité des talents en entreprise ou la désormais démission silencieuse, direction la rubrique « notre savoir-faire ».
Du concret. Stratégie immobilière (définir une stratégie en accord avec les ambitions), workplace strategy (faire de l’espace un outil au service du métier) et surtout le business modeling (modéliser l’impact économique et cash du projet) sont au programme pour une offre au demeurant classique de conseil en stratégie d’entreprise, voire de cette nouvelle casquette appelée « manager de transition », moins fondée sur l’immobilier que sur la création de valeur en vue de conserver ses collaborateurs.
Finalement l’espace de travail évoqué brièvement n’est qu’un hameçon tendu aux entreprises qui auraient remarqué un désengagement sous différentes formes de leurs salariés.
La suite laisse pantois : uzfull explique qu’après une compréhension des enjeux (le doc ausculte et diagnostique), une conception (le doc prescrit) permet la traduction des besoins en espaces avec réalisation de plans 3D et propositions de mobilier, avant un passage par une case réalisation (le doc guérit).
Compréhension des enjeux, conception, réalisation ? Il semblerait que l’architecture et l’architecture d’intérieur ne soient pas bien loin et pourtant jamais citées. N’ayant peur de rien, les deux fondateurs expliquent alors que « tout est sous contrôle ». Parce « qu’ils naviguent à vue » dans un métier pour lequel ils ne semblent avoir aucune légitimité ?
Si l’idée était au moins neuve et truculente, un savoir-faire pourrait peut-être émerger au gré des expériences mais il n’est ici question que de réorganisation des espaces de travail, de ‘space planning’ puisque les anglicismes sont de mise.
Les architectes ont inventé les espaces de bureaux depuis le milieu du XXe siècle, voire avant, des espaces qui n’ont jamais cessé d’évoluer. Que leur faut-il penser de cette concurrence à tout le moins déloyale et en apparence assez bas de plafond ?
Pour retenir les dernières générations d’employés un peu volages, l’espace de travail ne constitue que le petit bout de la lorgnette même si uzfull « dépoussière les espaces de travail de ses clients au profit de l’expérience des collaborateurs ».
Alors que la tendance flexoffice est déjà dépassée par les ambitions du télétravail, uzfull semble penser qu’un retour au présentiel, sans même convoquer à un quelconque moment un bilan sur les dernières années, la psychologie de l’espace ou le jeu des interactions qui s’y passent chaque jour entre les personnes et leur environnement, serait une des solutions pour garder les talents**.
En revanche, la jeune pousse répond « aux problématiques immobilières et RH des entreprises tout en gardant l’expérience collaborateur au premier plan ».
Voilà, sans s’étouffer d’une quelconque légitimité, il suffisait de le dire !
Léa Muller
* L’étude « Buzzy Ratios 2021 » (pour l’exercice 2020 publiée en décembre 2021) est un benchmark analysant le coût de l’environnement de travail en entreprise tertiaire sur une étude relative à une centaine de sites, issus de tous les secteurs d’activité et de toutes les régions, représentant presque deux millions de m² et environ 100 000 postes de travail.
** Mise à jour du 04/11/2022 à 12h07 : une première tournure de cette phrase s’avérant ambigüe a été modifiée. Nos excuses aux personnes concernées.
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