Ivry Serres voulait être archéologue pour émettre des hypothèses a posteriori. Aujourd’hui, architecte reconnu et récompensé, il émet des hypothèses a priori, convoquant la sagesse des grands maîtres et ‘l’arôme’ du territoire de la Provence pour mieux s’abstraire de la réalité. Portrait.
Le travail d’Ivry Serres fut longuement rattaché à celui de Stéphane Fernandez, dans leur atelier d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône). Pendant 17 ans, leurs personnalités antinomiques mêlées à un travail sur la matière serviront la maïeutique des projets. Jusqu’à la séparation en 2019. « Ce fut une épreuve délicate et très étrange », avoue-t-il. « Nous nous sommes rencontrés à l’école d’architecture. Quand on s’associe si jeune avec tant de passion, on ne pense pas au pire, à la fin. En quittant notre atelier, j’ai été obligé d’effacer et de perdre une partie des créations, des investissements intellectuels », explique Ivry Serres, justifiant le fait que cette conversation ne pourra pas s’appuyer sur des réalisations, malgré les années passées dans les rouages de la construction.
Le travail du nouveau récipiendaire de l’Equerre d’Argent 2022, prix reçu pour la médiathèque Charles Nègre à Grasse (Alpes-Maritimes), réalisée avec Emmanuelle et Laurent Beaudouin, devient alors prétexte à explorer les théories qui portent et révèlent l’architecte.
L’architecte reçoit Chroniques dans sa maison-atelier, bâtie dans un ancien verger, au cœur de Septèmes-les-Vallons, près de Marseille. L’entretien se déroule dans la maison elle-même, plus accueillante, dont l’unique baie vitrée donne sur le jardin. Personnalité en apparence introvertie, Ivry Serres s’exprime dans un rythme saccadé, vestige de l’enfance. « J’étais un enfant timide et un peu dyslexique. En architecture, on est constamment dans l’argumentation, dans la défense de nos choix. Trouver les mots est primordial pour partager des émotions que l’architecture dessine », confie-t-il.
L’enfant ne se destinait d’ailleurs pas à l’architecture. « Pendant mes études, j’ai découvert un métier. Au départ, je voulais être archéologue parce que j’avais un intérêt pour la relative grandeur des choses ». Emettre des hypothèses l’intéressait : « pour mieux connaître le passé, on fait des interprétations a posteriori ». Pour répondre à cet appel, Ivry Serres tente de partir faire son service militaire à Damas en Syrie. Il n’y avait qu’une place pour deux. Il restera en Provence.
Son appétence pour les sciences l’orientera vers des études d’architecture, une sorte d’inversion du processus archéologique puisque si le projet demande aussi de poser quelques hypothèses, et de les résoudre, l’architecture quant à elle demande plutôt une interprétation a priori pour répondre à des enjeux futurs.
Le goût de l’archéologie précédait celui de l’architecture, il en demeure une grande sensibilité dans l’appréhension du projet par l’homme de l’art. « En architecture, on dessine l’espace non-visible ; l’architecte dessine des émotions et les limites de nos corps dans l’espace », analyse-t-il.
Dessiner un objet l’intéresse moins que l’instauration d’un dialogue entre une nouvelle construction, son contexte et l’espace public. Ivry Serres a grandi près des vignes du Vaucluse. « Les lignes des champs à la fois horizontales et les verticalités des arbustes donnent sa grande densité au territoire », dit-il pour expliquer ce goût pour les lignes répétées à l’image de sa maison-atelier. « J’aime la verticalité. Cela est visible dans la maison qui est une répartition d’éléments. C’est la répétition qui donne la densité », souligne l’architecte.
Pour enrichir ce dialogue avec l’existant, Ivry Serres se permet des citations, des jeux de références et d’analogies. « Comme Aldo Rossi », précise-t-il, souriant. Il cite tour-à-tour Alvaro Siza, le très cartésien et radical dans la beauté du plein Louis Kahn, Luis Barragán comme architecte de la séquence, de la scénographie – « mais c’est indessinable ! » – ou encore le Suédois Sigurd Lewerentz.
Il est difficile selon lui d’apprendre à manipuler les citations, ce qui s’acquiert avec la culture. Ce corpus d’influences lui permet de ne jamais réellement savoir où son architecture ira, quelle discussion elle saura animer avec les alentours. Les grands maîtres, au demeurant figures classiques de la discipline, ne sont pas les seuls à influer sur la pratique de l’architecte qui, en flâneur, sait regarder le paysage.
L’abstraction du paysage donne des pistes qu’il s’agit de savoir capturer. Ce qu’il enseigne aux étudiants de Licence et de Master à l’ENSA Marseille depuis 2007. « Dans mes cours, je cherche à créer une mécanique de la capture. J’emmène les élèves dans les Alpilles afin de caractériser le paysage pour mieux appréhender la grande échelle et quitter celle de l’objet ».
Ces influences, culturelles et territoriales, sont indissociables des projets qui en émanent. Elles donnent une épaisseur au projet, mettent en récit l’ouvrage, son histoire. A l’image du sculpteur espagnol Eduardo Chillida, qui avait fait des études d’architecture, les artistes ont plus de facultés à trouver les mots justes. Dans L’arôme du chemin*, il définit d’ailleurs l’essence qui préexiste au projet, cet ‘arôme’ difficile à capturer.
Ivry Serres réalise un travail de fouille au sein de ses propres sources pour fabriquer ses projets, recherche qu’il transmet à ses étudiants. Chez lui, dans les deux sens du terme, la culture au sens le plus large anime l’espace, partout des lithographies, des monographies d’architectes et d’artistes, des objets hétéroclites ouvrent le champ. Parmi eux et disséminés dans toute la pièce, des galets, révélateurs toujours de ce regard attentif au paysage. « Choisir et ramasser les galets est aussi un moment de capture. Un prétexte à ralentir le temps, à réfléchir pour s’améliorer », dit-il en montrant celui qu’il préfère.
A ce titre les vertus du dessin sont doubles. Il permet d’arrêter le temps et de ménager ce moment d’observation. En tant qu’enseignant, Ivry Serres note cependant que, lors de voyages d’études, il trouve surprenant que des étudiants ne regardent pas l’architecture. « Certains ne viennent pas à toutes les visites, ce qui est révélateur d’une perte de curiosité », dit-il.
Les influences, les arômes, constituent-ils un contre-chemin au récit de l’architecture telle qu’elle est aujourd’hui pratiquée, phagocytée par toujours plus de normes sans place pour l’imagination ? « Une réflexion plus polymorphe permet de contourner ce cloisonnement technique et de trouver l’arôme du projet, la direction à suivre pour complexifier l’ouvrage et en trouver le sens. Dès lors, le projet opère sa propre mise en récit », répond-il.
Le récit originel d’un projet retrouve ainsi le lien premier avec l’archéologie dont l’étymologie signifie le discours sur l’origine des choses. Les mots sont un luxe une fois arrivée l’étape du chantier. Ivry Serres convoque le souvenir émotionnel de sa visite de l’église Saint-Pierre à Klippan en Suède de l’architecte Sigurd Lewerentz : « le détail est ce qui restera à la fin », dit-il.
Léa Muller
* L’arôme du Chemin, Eduardo Chillida, Maeght Editeurs, 2004.