Lucrèce l’a dit, il y a deux mille ans : « Il est doux quand la vaste mer se déchaîne de voir de la rive le danger auquel d’autres sont exposés ». Sur les écrans de télévision, les banquises s’effondrent, les forêts brûlent, au nord de la France des villes ont été englouties par les fleuves censés les traverser paisiblement. Tout cela est vrai. Mais à quoi ces spectacles servent-ils vraiment ? Chronique de la catastrophe annoncée.
Les médias nous montrent ce qui attire le public, et s’ils nous distraient, ils nous encouragent à rester sur la rive, à regarder de loin, à nous protéger davantage car dans le fond, ils nous font un peu peur.
Cela entraîne un appel aux pouvoirs publics afin qu’ils créent des protections qui permettent d’oublier les risques naturels et le changement climatique. On assiste ainsi à un double mouvement de déni : les habitants de constructions neuves s’enferment dans leurs demeures super isolées, et ceux qui tirent des bénéfices de leur installation dans des lieux menacés font semblant de les ignorer et tentent de demeurer sur place jusqu’à la fin, comme vu dans la vallée de la Roya et sur les campings de la Côte d’Azur.
Les catastrophes vues à la télévision n’arrivent qu’aux autres. Ainsi tout un pays semble se replier sur lui-même, chacun semble s’enfermer dans sa coquille comme un escargot sur une route de campagne fréquentée par des poids lourds. Ce n’est pas ainsi qu’il faut se préparer à vivre dans le monde. On ne confine pas les bébés dans l’immobilité mais on les aide à se lever sur leurs jambes afin qu’ils apprennent à marcher, au risque de tomber, jusqu’à ce qu’ils aient maîtrisé l’équilibre et qu’ils puissent ignorer le risque d’une chute parce qu’ils ont incorporé les réflexes qui permettent de se tenir debout, de marcher, de courir et de sauter, sans prendre de risque. Dans tous les lieux que nous offre la nature, en montagne ou en mer, la maîtrise des rapports à l’équilibre du corps ne s’acquiert que si on y confronte la nature selon des principes de prudence.
Les pouvoirs publics sont aussi prisonniers de cette fascination mortifères pour les catastrophes, et ils invitent la population à acquérir la culture du risque. Les mots, comme les images, ont des conséquences. La culture de l’honneur, comme la culture du profit ou la culture du bonheur, signifie que les personnes qui souscrivent à l’une de ces cultures conduisent leur vie à la recherche de l’honneur, du profit ou du bonheur.
Seuls les joueurs invétérés conduisent leur vie en prenant des risques. Les montagnards, les artisans pêcheurs en haute mer, les explorateurs qui parcourent les forêts tropicales, les déserts de sable ou les côtes de l’antarctique ne conduisent pas leur vie à la recherche du risque. Ils poursuivent chacun à sa manière une relation profonde à un domaine de la nature dont ils apprécient les moments de bonheur qu’elle leur apporte. Ils y évitent les risques autant qu’ils peuvent en se fiant à leur expérience. Chacun d’eux a hérité d’une culture de l’intimité avec la nature, qui permet d’en apprécier les bienfaits et d’acquérir les habitudes de prudence qui protègent des risques ; une culture qui permet de vivre sans prendre de risque.
Nul ne conduit une trottinette, une bicyclette, une voiture, ou des skis en se répétant les risques pris mais en faisant confiance aux savoirs acquis par l’apprentissage et l’expérience d’un usage prudent.
L’homme ne peut apprendre à vivre dans un monde dont le climat ne lui est pas encore connu qu’en se plongeant dans la nature, et l’homme ne s’immerge dans la nature que s’il y trouve des avantages et des plaisirs. C’est ainsi que d’aucuns deviennent familiers des signes qui annoncent ses changements et qu’ils y répondent par une conduite instinctive qui met à l’abri du danger avant qu’il ne soit avéré.
La leçon pour les urbanistes est simple. Il faut donner aux habitants de toutes les zones exposées aux risques de changement climatique, donc dans toute la France, la possibilité et le désir de devenir de plus en plus familier de la nature autour d’eux, quelle que soit la forme de risque qui semble le plus présent dans leur environnement immédiat. En effet ces risques ne se plient pas au découpage proposé par les textes réglementaires qui concernent l’eau des rivières et la mer, le feu et la canicule, les glissements de terrain et les mouvements des sols d’argile. Il est vrai que le plus souvent c’est l’un de ces risques qui provoque des efforts de remédiation. Mais, s’il est considéré avec sérieux, de s’apercevoir rapidement qu’un risque en cache d’autres et qu’en tirant un fil c’est la nature entière que l’on retrouve, elle-même soumise à des dommages aussi graves que ceux qu’elle fait subir aux humains, et ces dommages menacent l’humanité en retour.
Le travail engagé depuis quatre ans à Mandelieu (Alpes-Maritimes) sous la direction du maire, Sébastien Leroy, fournit un exemple concret qui illustre les promesses et les difficultés de cette démarche. Au point de départ se trouve un risque dramatique, des morts à la suite de la crue d’un fleuve côtier. Puis tout se complique : il faut à la fois se défendre des sautes d’humeur de la nature et la protéger ; ceci dans le même verger où se déverse l’inondation. Mais le problème n’est pas là. La question était de savoir comment tous les habitants de Mandelieu et les touristes qui y viennent pourraient être protégés des inondations futures tout en devenant plus proches de la nature et familiers de ses paradoxes ?
En octobre 2015, des pluies stationnaires se sont déversées sur les reliefs du massif de l’Estérel à l’ouest de Mandelieu. Les eaux se sont rassemblées dans un court fleuve, le Riou de l’Argentière, qui court de la montagne à la mer comme le fleuve Otagawa à Hiroshima, et le fleuve Guadalupe à San Jose en Californie. Comme eux, il collecte les eaux de pluie qui descendent des montagnes proches vers la mer à des vitesses et hauteurs telles qu’elles emportent sur leur passage les arbres, les voitures, et les rez-de-chaussée des bâtiments.
A Mandelieu elles ont noyé huit personnes qui cherchaient à remonter leur voiture des parkings souterrains des résidences du Cap Vert et du Lavandin près du boulevard de la Tavernière.
(A suivre)
Éric Daniel-Lacombe
Architecte DPLG, Professeur titulaire de la chaire « Nouvelles Urbanités face aux risques Naturels : Des abris-ouverts » à l’École Nationale Supérieure d’architecture de Paris-la Villette.
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