Quel rapport entre la nourriture et l’architecture ? Il est a priori éloigné. Pourtant quand les Français désespérés s’adonnent à la grande bouffe avant un futur régime d’insectes, de méduses et de sable fin, c’est que le moment est venu de s’intéresser à l’architecture. Ce n’est pas bon signe…
Chacun a noté comment, ces dernières années, la nourriture est devenue un sujet de discussion enflammée comme une crêpe Suzette. Elle est non seulement une sujet de conversation non clivant chez les bien-mis mais aussi chez les mal fagotés. Il n’est que de voir ses déclinaisons sous toutes ses formes sur tous les écrans, magazines et réseaux sociaux, d’ARTE à M6 ou W9 pour simplifier.
Il y en a pour tous les goûts avec force compétitons : meilleur cuisinier, meilleur pâtissier, meilleur fromager, meilleur boucher – tiens le meilleur boucher 2023 est une bouchère –, meilleur pinardier, concours de ceci ou de cela. La foire en somme mais par écran interposé, sans avoir besoin même de se déplacer. Et chacun de tenter de reproduire les recettes devant les petits enfants et de se sentir héros de la planète.
Une passion dont profitent les industriels avec leurs labels grossiers – vert, orange, rouge, pour gérer la circulation et les paniers dans les supermarchés – quand ce n’est pas écrit en toutes lettres sur le paquet : BIO.
Hum… Peut-être devrions-nous être prévenus en grosses lettres : NON BIO. Et, en petit caractères : « risque de stérilité et vous n’aurez pas d’enfant sauf en PMA ».
En même temps, comme dirait l’autre, les consommateurs, quel que soit leur tailleur, comprennent bien l’océan vidé de ses poissons, l’agriculture intensive, la stérilisation des sols, la disparition des insectes pollinisateurs, tout ça, et que ce n’est pas de bon augure pour les amateurs de mets fins.
Ce pourquoi, tranquillement, les médias à la solde des marchands de lendemains qui ne chantent pas préparent doucement la population au fait qu’elle devra bientôt bouffer des insectes et des larves et des asticots et qui sait quoi encore quand, vraiment, la planète à + 6°, exsangue, ne sera plus riche que de méduses empoisonnées et de moustiques tigres empoisonnants !
À ce sujet, je me souviens de l’analyse mi-figue mi-raisin de l’architecte Augustin Rosentiehl (SOA) qui depuis longtemps réfléchit au sujet de l’agriculture urbaine. « Plus nous avons du mal à produire, plus les gens s’inquiètent de la nourriture. Voyez ce qu’on appelle la Pornfood ! Pourquoi les gens passent ce cap de l’obscénité ? Parce que la nourriture est cette chose essentielle directement reliée à l’angoisse de l’époque », dit-il.
À l’heure bientôt de manger des cancrelats, l’angoisse est pervasive !
Dit autrement, c’est juste avant qu’elles ne disparaissent que les communautés humaines, surtout celles qui ont le plus à perdre, s’oublient dans une orgie fantasmée de bonne ou mal bouffe qui, l’une et l’autre, de toute façon n’existeront bientôt plus.
D’aucuns se souviennent peut-être du film « La Grande Bouffe » de Marco Ferreri. Présenté au 26ème festival de Cannes, satire du consumérisme et de la décadence de la bourgeoisie, le film raconte l’histoire d’un groupe d’amis qui décident de s’empiffrer jusqu’à ce que mort s’ensuive. Dès 1973 – c’est le propre des artistes – Marco Ferrari anticipait que notre civilisation, comme celle des Romains justement, finirait en orgie décadente pour ‘happy few’.
Cette certitude de l’humanité de bientôt manquer se transforme en audiences rétributives de ‘shows’ téléphonés par des annonceurs qui ne savent pas épeler déluge. D’ailleurs cette angoisse existentielle à propos de ce qui qui fut et ne sera plus se manifeste dans tout un tas de domaines. Il y a aujourd’hui des concours du meilleur bûcheron, comme s’il y avait encore des bûcherons, du meilleur forgeron, du meilleur carrossier, du meilleur bottier. Juste avant qu’ils ne s’évanouissent, ces métiers font l’objet d’un dernier culte et ont droit à leur quart d’heure de célébrité sous forme de concours où ne sont célébrés que les rares survivants, comme ces Indiens d’Amérique qui, dans leur réserve, fabriquent des souvenirs pour les touristes.
Pour la gastronomie donc, toute cette agitation dans les médias, ces heures entières dédiées aux goinfres ne sont qu’un requiem. La preuve nous avons déjà accepté l’idée de ne plus jamais manger du vrai saumon ! J’en passe…
Ce qui nous ramène à l’architecture. Chacun conviendra avec moi que le critique gastronomique est cent fois plus lu, regardé, écouté que le critique d’architecture. Il suffit d’ailleurs de connaître deux ou trois vins pour briller en société, nonobstant que les vignobles seront bientôt cramés. Quant à celui ou celle qui connait plus de deux ou trois architectes, qui l’écoute ?
D’aucuns s’étonnent souvent de la difficulté qu’ont l’architecture et les architectes à s’adresser au grand public quand à peu près tous les autres domaines existentiels de la société semblent y parvenir facilement, surtout parmi d’autres les marchands de sucre, de sel, de viande de synthèse, de poisson industriel et de lendemains savoureux comme du rutabaga.
Ce n’est pourtant plus qu’une question de temps que l’architecture devienne un sujet à part entière, sinon le sujet majeur. En effet, la question de l’apport calorique de la population bientôt réglée avec son poids de sauterelles, sur la terre en surchauffe, la prochaine angoisse existentielle sera pour le Français lambda de savoir où et comment habiter. Les riches, cherchant la fraîcheur, auront déjà colonisé le sommet des montagnes. Les côtes seront quant à elles déjà colonisées par le moustique tigre qui fera, avec d’autres saloperies opportunistes, son bonheur de la mer chaude qui monte.
Avant extinction, le quart d’heure de l’architecture sera enfin arrivé.
Il y aura donc bientôt sur vos écrans des programmes ‘Ninja architectes’ : « ils ont construit à mains nues des toilettes sèches japonaises en moins de deux heures ». ‘The architect’ où les jeunes architectes devront présenter au public leur première réalisation devant un jury sarcastique. Comble d’humiliation, le public pourra éliminer les candidats et candidates au fil des présentations. « Et voilà Jean-Marc, il a livré la crèche les Marcassins à Triffouillis-les-deux-oies il y a dix ans. Isolation paille et murs de terre crue. Il promettait le confort d’été. Nos reporters sont allés vérifier ». « Et maintenant Bergamote, elle a livré des bâtiments bio-sourcés il y a dix ans. Qu’en pensent les habitants aujourd’hui ? » Etc. Sur une chaîne publique, le meilleur architecte d’EHPAD ! Sur une chaîne privée, le meilleur architecte de prison ! « Exclusif : les quatre agences retenues pour le projet de l’hôpital Grand Nord à Paris répondront à vos questions et c’est vous le public, qui élirez le meilleur projet ! »
Pour les consommateurs, tout en mangeant une salade de crickets et un frichti de coccinelles de synthèse, voilà de l’architecture des programmes qui auront de la gueule. Du jamais vu même ! Ce ne sera pas bon signe…
Christophe Leray