Peut-être que les ultralibéraux ont raison. C’est en effet, dans le domaine de l’architecture, quand la commande publique s’est écroulée, disons à partir de la crise de 2008, que la commande privée, pour les mêmes raisons – la crise de 2008 – a repris le flambeau de la recherche et du développement. En l’occurrence, une banque.
Depuis la crise de 2008, l’immobilier de bureau a dû se remettre en question. En témoigne le projet d’Anne Demians, intitulé Les Dunes, livré en novembre 2016 pour la Société Générale à Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne). Et peut-être la verticalité a-t-elle fait long feu tant ce bâtiment se montre propice à une nouvelle transversalité.
Difficile ici de parler d’un ‘immeuble de bureaux’ puisqu’il s’agit plutôt d’une urbanité en soi, avec ses immeubles, ses rues traversantes, ses lieux d’accueil, ses jardins, ses terrasses, ses patios abrités. Quoi, les bureaux d’une banque et il n’y a pas unicité de destination ?
Au moment de la visite de presse, début octobre 2016, moins d’un quart seulement des 5 000 futurs usagers du bâtiment avait emménagé dans ces nouveaux locaux mais ceux-ci s’étaient déjà appropriés les lieux. Malgré la fraîcheur de ce jour d’automne, il y avait constamment du monde en terrasses, au café ou au restaurant, dans les vastes espaces de circulation intérieurs et extérieurs. Partout de la lumière naturelle, en montant dans l’ascenseur et en en sortant par exemple. Cette appropriation intuitive malgré le peu de personnes présentes présageait déjà de ce qu’il en sera quand le bâtiment sera en pleine exploitation. Venir de la ville, traverser la gare Val-de-Fontenay, passer l’accueil sécurisé de l’ouvrage et se retrouver… en ville.
L’évolution proposée par l’architecte est de taille. Non seulement Anne Demians ne semble plus faire le distinguo entre architecture publique et privée mais il semble n’y avoir chez elle aucune pré-valorisation d’un sujet sur un autre. Le plus étonnant encore est peut-être que ces espaces ‘publics’ créés au sein du site qualifient les différents édifices en les mettant en perspective. Tout le contraire du bâtiment tertiaire habituel avec ses façades fermées sur elles-mêmes. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder le bâtiment de la BNP juste à côté, construit pourtant peu avant, qui se prend un méchant coup de vieux.
«Quand je suis arrivé pour l’aménagement intérieur, tout était fait», raconte le designer Christophe Pillet. «Mon projet fut donc de révéler cette dimension éthérée et cette évanescence du bâtiment», dit-il. Et il parle d’un immeuble de bureaux ! «J’ai voulu flouter les limites de quelque chose de très dessiné», offre Anne Demians en guise d’explication.
Cette impression urbaine est également issue de la recherche d’Anne Demians sur les trames. Lors de son opération Black Swan à Strasbourg, l’architecte a déjà mis au point un système de trame qui permet aux trois immeubles du projet d’être réversibles logement/bureaux à loisir. Ici encore, la trame habituelle de l’immeuble de bureau est oubliée. Ce d’autant plus que les façades sont évasées et les hauteurs sous plafond généreuses. Les deux projets ne se ressemblent en rien pourtant, de ce travail sur les trames, c’est bien la même recherche d’urbanité qui transparaît.
Peut-être que si le promoteur, sur ce site, avait voulu des logements qu’Anne Demians aurait proposé exactement le même projet. Toujours est-il que la répétitivité des bâtiments et des matériaux a permis de rester dans les clous du budget : 180 M€HT (hors travaux preneurs), similaire à celui des bâtiments de bureaux alentour ; une affaire, surtout considérant que le coût du loyer est inférieur à Fontenay à celui de La Défense.
La versatilité de l’amphithéâtre – pourquoi construire un amphi de 500 places qui ne sera utilisé qu’une fois par an quand on peut créer un espace de 250 places, relié à des espaces de 50 et 100 places et pouvant s’ouvrir totalement sur la rue intérieure qui sera modulable et utile de multiples façons ? – ainsi que la capacité de la vaste rue intérieure à se transformer à volonté témoignent également d’une évolution de la pensée post-crise des promoteurs : chaque espace doit avoir, ou pouvoir avoir, plusieurs usages. Même le mobilier est modulaire.
Si la versatilité d’usage impose de nouvelles contraintes, des réponses pertinentes sont d’évidence à trouver ici. Et cela vaut pour les nouvelles façons de travailler, dont sans doute le networking à la mode, qu’il n’est même pas nécessaire d’évoquer plus avant dans cet article tant elles sont déjà intégrées au fonctionnement de cet ‘immeuble’.
Un confort qui pourtant n’enlève rien au caractère hyperfonctionnel des lieux. Il ne faut pas oublier, malgré la réussite architecturale, qu’il s’agit là d’un bâtiment construit pour une banque. Le designer graphique Ruedi Baur explique avoir choisi de distinguer les différents secteurs de la rue intérieure et des étages en passant d’une langue et d’une culture calligraphique à une autre. «Une ligne horizontale passant sur l’ensemble des supports architecturaux fait le tour de l’ensemble de l’étage. Ainsi on passe d’un texte poétique en chinois, à un autre en arabe, en hindi ou en russe», dit-il.
Certes mais quelques-unes de ces phrases sont très ‘corporate’ : «Qui ne commence rien ne fait rien» ; «On n’est pas né avec des compétences, on les parfait avec fierté par le travail» par exemple, des slogans que n’auraient pas reniés Lénine et Mao ! Dans la rue intérieure, un énorme globe terrestre avec la mention «The world is ours». Scarface n’est pas loin, il est donc bien question d’une banque et du pouvoir de l’argent mais Anne Demians s’est quant à elle bien gardée de concevoir des espaces ostentatoires. Si l’esprit ‘corporate’ d’une banque gros joueur international finit par suinter, cela l’architecte n’y peut rien.
Mais au moins Rudi Bauer a pu ici réaliser dans un espace privé ce qui relève d’habitude – autrefois ? – de la commande publique. D’ailleurs, sachant que Fontenay est une ville pionnière dans l’art urbain (graffiti et street art) et afin de donner du cachet aux parkings, pour la signalétique il fut fait appel à des graffeurs (OnOff, Stoul, Takt et Sueb/3HC, Riofluo, et Romain Froquet pour les connaisseurs) qui sont finalement restés bien sages. Il s’agissait des parkings d’une banque après tout…
Même le paysagiste a choisi des plantes pérennes de couleur «argent et or» ce qui en l’occurrence est tout à fait approprié.
Bref si les ultralibéraux seraient fondés à penser qu’au moment de l’effondrement de l’Etat la commande privée a en l’espèce pris le relais de la recherche en architecture pour une mise en scène extraordinaire du travail, il faut faire attention aux raccourcis car c’est aussi la qualité de cette maîtrise d’ouvrage privée impliquée – une qualité mal partagée – qui a permis à cette recherche enrichissante pour l’architecture d’aboutir.
Des architectes seraient eux fondés à penser que peut-être la tour de bureaux est moribonde, que ce projet Les Dunes, pourtant dense, est le dernier argument qui démontre que la verticalité ne fonctionne pas, ou pas bien, ou plus. La posture est nouvelle. L’architecte parle de bâtiment-paysage. Rarement le terme n’a été aussi pertinent. En imaginant une nouvelle façon de penser l’urbanisme de bureaux, Anne Demians vient d’en renouveler le champ.
Christophe Leray