Bernard Vaudeville est de la race des grands ingénieurs architectes – et pas seulement par sa taille…impressionnante !
Le Nuage de la Grande Arche, la passerelle Simone de Beauvoir, le Stade de Nanterre, la Fondation Louis Vuitton, la Fondation Luma c’est lui. Lui aussi le Terminal 2F et la reconstruction du Terminal 2E de Roissy…
Qu’est-ce donc qui motive ce super technicien de l’acier à venir sur une plage construire en sable une œuvre dont la durée de vie – de la naissance à la dilution – n’excédera pas cinq heures ?
La surprise vient d’abord de son discours. De sa pratique, il me parle avec une humanité et une modestie inattendue : tu es obligé de penser au moment où la fonction ne peut être remplie ; tu penses toujours à l’effondrement de ton œuvre ; tu es en permanence l’antithèse de ce que tu fais…
Mais à peine arrivé, en famille, un samedi soir de septembre 2016, il me demande à voir… la technologie. Imaginez juste mon rire un peu crispé à l’idée des seaux et des pelles qui l’attendent dans le garage. Le doute me saisit : avais-je été suffisamment claire ? Ici pas d’ordinateur, ni excavatrice, ni tractopelle ni aucune autre pelleteuse fut-elle hydraulique… mais bien l’effort – et pas seulement créatif ou intellectuel, mais physique, indéniablement – bras, muscles, dos, mains… !!!
En vérité, comment avais-je osé ?
Comprenez bien – nous sommes en 2016, l’histoire Archisable existe au fil des week-ends relayée par quelques sympathiques chroniqueurs locaux s’amusant, malgré mes protestations véhémentes, des architectes parisiens venant à la plage faire des châteaux, quand ce n’étaient pas des pâtés de sable …
Bernard Vaudeville fait partie de ces quinze premiers, avec Dominique Jakob & Brendan MacFarlane, Frank Hammoutène, Corinne Vezzoni, à venir donner gracieusement – c’est exactement le mot grâce qui convient – leur temps et leur nom à un projet un peu fou. Je ne le dirai jamais assez…
Il ne s’agissait surtout pas de le décevoir – je l’installai donc à table dans l’idée qui a fait ses preuves qu’un bon dîner et un bon vin dénouent toutes les situations. Vers minuit, détendus, nous nous dirigeâmes comme promis vers la plage, histoire de lui présenter la scène, la mer… et le sable.
En guise d’hygromètre, il ramassa un bâtonnet qu’il enfonça dans le sable à plusieurs endroits. Sec, humide, mouillé. Pas une question. Pas un mot. Comme une caméra balaye un site, il respirait les éléments, mémorisait le vent, les embruns, la vague, et la poudre juste rugueuse du matériau sable.
Silencieuse, vaguement inquiète, je guettai ses réactions. Un long regard panoramique. Ce fut tout. La compréhension et la préhension du terrain avaient lieu physiquement, par les yeux, par le nez, par la peau, une confrontation en direct. L’humidité, la friabilité, l’intensité, les respirations du site allaient dicter son intervention. Rien de son projet n’était prémédité avant cette prise de contact nocturne entre ciel mer et sable. Quinze minutes, pas plus. Le signal du retour fut le signe de l’assentiment.
Une nuit de sommeil fit le reste. Le projet était dans les limbes. Mais il était né.
Au matin, il choisit une corde, deux seaux, deux pelles, quatre planchettes de bois. Pas l’ombre d’une hésitation. Direction la plage.
Que l’effort physique soit au centre de l’intervention est une réalité que quelques-uns ont voulu contourner, mais en se privant d’un corps à corps inédit et quasi mythique avec les éléments. Celui de Bernard Vaudeville fut très spectaculaire.
Deux grands cercles parfaits, de taille identique furent tracés, distants de dix mètres, reliés entre eux par deux voies. Le sable du premier fut extrait, seau après seau, sur une profondeur de quinze centimètres et déposé en vrac sur le second cercle, créant un chaos dans lequel fut creusé un réseau de voiries. Négatif – positif. La mer s’empara d’abord du cercle vide, y jouant résurgences et tourbillons, puis envahit le second cercle en empruntant les voies tracées.
« Un projet n’est pas un élément hors sol, me dit-il, tout compte, le vent, la terre, le soleil, la pluie, les matériaux. On ne fait pas que de la géométrie. Ici on est confronté aux mêmes éléments mais sans les normes, de manière directe. C’est un rappel à l’ordre dans cette situation de l’architecture qui est souvent oubliée ».
Tina Bloch
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