Tout le monde connaît l’engagement pionnier écoresponsable de Philippe Madec. Mais si un chai est de fait au plus proche de la vigne et de la terre, l’idée de frugalité – même heureuse – n’est pas ce qui vient à l’esprit en respirant les effluves d’un bon vin dans le château de Cantenac Brown, en Gironde.
Depuis la gare Bordeaux Saint-Jean jusqu’aux terres bénies du Médoc, il faut à peu près une heure de car. Lorsque la vigne paraît, nous y sommes déjà. Taillée de frais à la main – c’est le début du printemps – à perte de vue, rigoureuse dans sa répétition et sa nudité couleur de terre, elle m’évoque immédiatement le Grey Tree de Mondrian (1911). Pas de bacchanales en vue donc mais une aridité et une sobriété qui me fascinent et m’interpellent.
La seconde image qui surgit est celle du château lui-même, au fond du paysage. La première vision est classiquement idyllique. En guise de château, plutôt une grosse maison bourgeoise de briques et pierres de taille, style Tudor, construite au début du XIXe siècle, puis agrandie et objectivement alourdie en 1860 – j’ai cherché les vues anciennes…
À l’approche, avec ou sans mouton (quatre moutons empruntés au Paradis recensés dans le Press book), l’histoire est autre… et le mariage… pas si paradisiaque.
Sur le flanc sud de ce bâtiment, au plus proche, est installée l’œuvre de l’architecte – halle de vendange, cuvier, chai, se dépliant comme un origami de charpentes arachnéennes et, vus du haut, de plissés de toitures… dessinés à partir de l’existant. Multiplier donc. Et faire mieux avec le déjà-là…
Je ne reprendrai ici ni le détail de l’ouvrage de pisé, de brique, de pierre calcaire, de charpentes de bois et de tuiles mécaniques, ni celui de ses vertus écoresponsables et bioclimatiques, abondamment et précisément décrites dans le dossier de presse.*
Je ne parlerai pas non plus des détails techniques de la vinification gravitaire, qui permet le chemin naturel et serein du raisin depuis le premier étage jusques aux cuves. Je me contenterai de dire que le parcours du raisin dessine l’œuvre architecturale. En ceci l’œuvre n’est pas seulement remarquable mais tout simplement émouvante. Ce serait donc une histoire de reconnexion…
Je suivrai plutôt dans ma déambulation ce qui d’instinct constitue mon souvenir et mon plaisir.
Après la Halle de vendange aux proportions somptueuses – la plus grande de tout le Bordelais – découvrir un cuvier beau et rutilant comme L’escalier de Fernand Léger (1914), avec vue sur jardin en prime inédite.
Ma promenade initiatique a débuté avec la ligne rouge. En Chine il est dit que le fil rouge symbolise un lien prédestiné d’amour. Suivre le fil rouge donc.
Il se manifeste pour la première fois à l’extérieur, pas du tout innocent, si l’on en croit les images de Luc Boegly qui s’est emparé de l’affaire… Trois lignes donc, filantes, deux en bas, une en haut, tracées à la main, à même le pisé, une invitation – tentante. Je n’ai pas percé le mystère des trois lignes, j’aurais peut-être aimé qu’elles soient porteuses de sens plus que de style – je pense à la ligne de traçage des maçons, à la poudre bleue, traditionnel point de référence pour tout chantier. En tout cas, elles annoncent la couleur… un rouge à l’oxyde de fer, omniprésent, qui fait le lien, du végétal au minéral, raisin, forêt de charpentes en losange, portes, poteaux, tuiles, et le meilleur reste à venir…
Derrière une porte dérobée, le chemin est tracé, sans alternative, dans une obscurité rouge le long d’un corridor dont je ne sais s’il m’évoque un Skyspace de James Turrel (mais ici l’ouverture n’est pas vers le ciel mais vers le chai) ou… la scène mystico orgiaque du Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick (1999). En vérité j’aime les deux, Turrel et Kubrick, et de ce corridor hors du temps absolument tout sauf… allez j’ose… sauf BTC… pour Briques de Terre Crue ! si le rouge comme interdit devait être mis de façon solennelle et définitive, ce serait sur ces acronymes honteux qui falsifient la poétique et la beauté. C’est dit… avec les mots qui nous construisent – autant et avant l’architecture.
Au-delà du signe et du mot, le rouge obsessionnel et scénique de Madec raconte l’élaboration du vin comme un mystère et un passage initiatique.
Il dit aussi que le déjà là peut se revisiter, à l’aune d’autres regards, et de cela sans aucun doute il faut remercier l’homme de l’art. Au bout de ce silence rouge, le chai, dans son alignement de barriques, est un théâtre dont il convient de comprendre que la scénographie n’est pas gratuite mais porteuse de sens car le vin, aussi longtemps qu’on s’en souvienne, suit le fil de l’humanité.
À cet instant je voudrais ne plus rien voir que la solennité recueillie de la voûte dans la nuit rouge.
Hélas, en sortant, malgré toute la magie opérante au fond de mon regard, la maison Tudor était toujours là… et j’ai un peu maudit la frugalité. Je rêverais de roulettes magiques, rouges, pour la pousser hors champ !
Ou bien encore – parfaitement vertueux – laisser les moutons au paradis et leur confier un message pour Christo : Très cher Monsieur Christo, accepteriez-vous de nous fournir un emballage pour une maison Tudor ? rouge évidemment…
Et rappeler Boegly !
Tina Bloch
* Lire la présentation de l’architecte : Château Cantenac Brown, chai et cuvier signés (apm) & associés