Jeunes architectes, nous sommes attachées à chacune de nos références, les construisant avec soin pour pouvoir accéder à de nouveaux marchés. Alors rage et fureur lorsque l’une de nos aventures architecturales s’interrompt. Chronique d’un projet d’hôtel qui ne verra jamais le jour.
Nous avons commencé en juin 2023 un projet de réhabilitation d’un hôtel en périphérie de Lyon, lequel s’est arrêté pour nous un an plus tard, en juin 2024. Ce client avait déjà été notre interlocuteur sur différents sujets de logements d’urgence. C’est lui qui nous appelle pour nous proposer un projet de réhabilitation d’hôtel : 1 M€ de travaux, premier type d’ERP de cette catégorie, sujet super intéressant, on signe !
Ce client nous connaît bien, nous sommes sincères avec lui, cela sera notre premier hôtel et même notre premier dépôt d’ouverture ERP. Selon lui ce n’est pas grave, il nous trouve efficaces et créatives et c’est ce qu’il cherche pour ce bâtiment : « sortir de la norme ». Effectivement, pour sortir de la standardisation, aller chercher de jeunes architectes est une idée, c’est un risque mais qui peut se révéler gagnant si l’on souhaite de l’originalité.
La conception se passe bien. Le bâtiment, presque quelconque, est difficile d’approche mais nous apprenons à le regarder et l’aimer ; nous trouvons dans sa morphologie ses petites intelligences, ses originalités, ses défauts et ses qualités.
Nous avons au fil des phases proposé un projet effectivement plutôt original, entièrement en réemploi, brut et compact. Aidées par notre maîtrise d’ouvrage spécialisée, nous intégrons rapidement les codes et les règles de ce type de bâtiment un peu particulier, ce n’est pas sorcier.
Nous obtiendrons le PC et toutes les autorisations en mars 2024.
Le DCE était ensuite en cours au sein de la maîtrise d’ouvrage, des entreprises étaient déjà consultées afin d’obtenir un préchiffrage du projet. Notre mission était dès lors allégée jusqu’à la restitution car nous n’avions pas le suivi de chantier.
Tout allait plutôt très bien, pourtant tout s’est aggravé et terminé très vite. Pour des raisons internes, notre interlocuteur, associé dans la société cliente, est l’objet d’une « chasse aux sorcières » pour le faire partir et ce projet d’hôtel servira donc d’arme contre lui.
L’agence est convoquée sur le site de l’opération. Nous rejoignons une grande tablée autour de laquelle se pressent les directeurs, le gestionnaire de site, le nouveau directeur d’opération, âgé mais sorti fraîchement d’un grand groupe hôtelier, et deux architectes spécialisés dans l’exécution et qui étaient pressentis pour faire le suivi de chantier.
Je me présente seule à cette réunion, mon PRO à la main, et je sais très bien qu’il me sera demandé de re-présenter le projet. Je me retrouve seule face à ces dix hommes de plus de 50 ans et je réponds vaillamment et comme je peux à leurs attaques et sous-entendus à propos du travail effectué. Je m’en sors avec dignité mais, comme à la corrida, l’issue du combat était sans suspense.
Ce que je n’avais pas prévu, ce fut la virulence de mes confrères, l’un surtout, à s’offusquer et jurer de tous les noms. Tout y passe : jamais nous ne pourrions obtenir les autorisations pour ouvrir le bâtiment (autorisations que nous avions déjà obtenues), le niveau de PRO n’est pas suffisant, l’offre est inadaptée au produit hôtelier, etc. C’était presque une pièce de théâtre.
Chacune de leurs critiques à une réponse, je garde mon calme, je n’ai pas grand-chose à perdre et cela les énerve encore plus. Nous conclurons sur le fait que nous avions fait un très bon travail pour le cahier des charges reçu (hors norme) mais que ce cahier des charges avait changé, etc.
Lire entre les lignes
Je me suis interrogée sur cette animosité démesurée. Dans un premier temps j’ai pensé : « tiens ils vont loin pour récupérer des honoraires en conception » mais, même s’il était en service commandé, cela n’explique pas ce qu’il me restera de cet échange, la haine, de la vraie haine, dans les yeux de l’un de ces confrères.
Pourquoi ? Expliquer que je suis jeune et une femme et que c’est la raison de sa détestation me semble un peu court, même si cela n’a certainement pas aidé. Je pense plutôt que la maîtrise d’ouvrage, en nous comparant à eux les enfermait dans le rôle de ceux qui réalisent plus de 30 hôtels par an, dessinant des chambres Ibis budget les yeux fermés, face à nous, créatives, concernées, produisant finalement un beau projet « hors norme ». La maîtrise d’ouvrage voulait envoyer le message que nous ne faisons pas le même métier, elle a réussi au-delà de ses espérances avec pour les concernés un effet miroir dévastateur.
Remise en question
Le second confrère me dira en sortant, en me serrant la main, « bravo, je pense qu’avec les mêmes demandes nous n’aurions pas vraiment fait mieux ». Après deux heures d’épluchage de notre travail, de critiques et de pointage de nos potentielles erreurs, j’ai ressenti cette phrase privée comme sa façon de nous encourager, une petite tape sur l’épaule pour nous donner du courage.
Cependant il me semble important de ne pas confondre remise en question et faiblesse. Nous nous battons aujourd’hui pour faire jouer la clause de rupture de contrat par la maîtrise d’ouvrage pour qu’il soit bien reconnu que ce projet s’est arrêté non dû à un manquement de notre part, mais bien à une volonté de la maîtrise d’ouvrage. Notre mission étant presque terminée, le montant demandé est faible mais il est symbolique. Que le projet ait changé de direction, nous n’y pouvons rien mais nous n’accepterons pas que pour ce faire notre travail soit instrumentalisé.
Dire adieu
Après, il s’agit d’accepter que ce projet, déjà si proche d’exister, ne voie jamais le jour. Que faire de nos projets fantômes ? Les oublier, les valoriser, les glorifier, les publier… ?
Il a en réalité déjà été beaucoup écrit sur ce sujet si particulier de notre métier, empli de création, de concours et d’idées qui ne verront jamais le jour.
D’aucuns parviennent apparemment à vivre très bien ces disparitions. Pour ma part, considérant mon investissement, il m’est difficile de ne pas m’attacher à mes projets. Après avoir perdu mon premier gros concours en agence, je me souviens que l’associée m’avait soufflé : « on ne s’habitue jamais à la déception ».
Estelle Poisson
Architecte — Constellations Studio
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