Il y a en Asie du Sud-Est un profil d’architecte aux fonctions hybrides, administrateur et entraîneur, communiquant et commercial : le « manager architecte ». Chroniques du Mékong.
Lors des multiples soirées-rencontres portant sur l’immobilier au Vietnam, l’on voit surgir le manager, personnage atypique, homme blanc expatrié des agences d’architecture internationales, et il a généralement les yeux bleus…
Son regard perçant lui procure un indéniable charisme, un atout commercial et communicant dont abusent nos cousins américains ou germains : le bleu viking du Valhalla Netflix fait fureur, il garantit écoute et captations.
Il y a tout d’abord le manager sérieux en costard.
Ce personnage évolue avec aisance dans son costume sur mesure. Sa chemise blanche est parfaitement retroussée avec une symétrie impeccable au niveau des manches. Il est souvent très grand et donc très visible dans les cocktails.
S’il est bien informé, il porte de superbes baskets blanches neuves avec un costard et une cravate ! Il représente avec efficacité les sociétés internationales anglo-saxonnes, toujours sûr de lui et de ses concepts. Il est parfaitement bronzé et justement coiffé. Il vous propose toujours des plans et des associations merveilleuses sur des projets incroyables qui ne se font jamais.
Son optimisme permanent lasse tout le monde ; tout va toujours tellement bien sur le marché. Ses équipes sont plus que formidables et positives, comme le sont aussi ses gentils clients. Il a été formé dans plusieurs écoles de commerce pour vendre avec enthousiasme la Success Story de son groupe international. Sa tête blonde dépasse la taille moyenne de son auditoire. Son regard est glacial, imperturbable, sa persuasion et sa séduction anglo-saxonne à l’œuvre. Le manageur japonais qui l’épie en coin en est affreusement jaloux.
La superbe Business Developer qui l’accompagne à une relative distance récite en boucle et dans un anglais parfait les opérations en cours et répète le nombre incalculable de collaborateurs qui composent la succursale de Singapour que vous ne pourrez jamais visiter. Il est ainsi incroyable d’apprendre le nombre inimaginable de sociétés d’architecture de plus de mille salariés qui travaillent sans relâche à la construction du Sud-Est asiatique et du monde ! La communication de leur puissance est d’une agilité rare. La mise en page Corporate des images de leur PowerPoint vous laisse sans voix ! S’il est Australien, alors personne ne le comprend plus et chacun hoche la tête pour se donner une contenance tellement son accent anglais est incompréhensible pour tous. Ce manager duplicable et présent à toutes les occasions boit souvent des bières et il sourit toujours.
Il y a le manager au profil de l’architecte créatif débordé.
Ce dernier passe successivement de la direction d’une agence d’architecture à une autre. Il doit courir partout et n’est jamais attentif à la discussion que vous avez avec lui. C’est un inquiet, souvent mal rasé avec des gourmettes en argent. Ses chemises en lin, parfaitement repassées dépassent toujours de son pantalon. Il a « fait » le Vietnam après la Thaïlande, Singapour ou Bangkok. Il est dynamique, instinctif, curieux du pays et pose toujours des questions sur les coutumes locales et les pratiques. Les discussions avec lui tournent souvent autour de ses difficultés à engager méthode et concentration.
Engagé et idéaliste, il a du mal à se concentrer quand les serveuses apprêtées du cocktail passent lui offrir un horrible vin blanc ou rouge dans d’immenses verres sur pied. Il est la cible des hôtesses de stand de produits du bâtiment, sponsors des évènements qui lui fourguent sacs et catalogues de produits de robinetteries qu’il porte négligemment en bandoulière dans les soirées. Mais il disparaît souvent après deux ou trois évènements et on ne le revoit jamais car il a déjà changé de pays.
Il y a aussi la manager anglo-saxonne blonde !
Profil rare et redoutablement efficace pour signer les contrats et abréger la longueur des négociations avec les partenaires mâles asiatiques.
Du haut de ses talons elle vous toise du regard car elle sait que vous représentez pour elle un potentiel danger. Vous êtes le compétiteur architecte français sensible empli de culture. Votre charme romantique et votre sens de l’analyse l’inquiètent car elle ne peut rivaliser sur le terrain de cette attirance.
Comme chaque architecte le sait bien ; il faut savoir se faire désirer !
Elle boit des jus de fruits et parfois des bières un peu plus tard dans la soirée.
Il y a le manager toujours sympa, réactif, volubile et alerte aux regards vifs.
Chauve comme Toreto, c’est un meneur d’équipe perfusé à la testostérone. Il bouge tout le temps, c’est un hyperactif. Ce leader innovant et alerte motive habilement ses troupes, il ne cache pas ses émotions et son énergie.
Son engagement réel en fait un manager respecté.
Il se place systématiquement au centre des salles et devant la scène lors des présentations. Il intervient tout le temps. Les équipes internationales d’expatriés ont toujours dans leur équipe un chauve créatif, c’est souvent l’inventif de la bande, le faiseur d’histoires. Son absence de cheveux dans l’humidité du milieu tropical est un atout majeur : il transpire moins !
S’il porte des lunettes, celles-ci sont de couleur noire et affirmées comme celle de le Corbusier.
Quand il prend la parole il est doué et charismatique, toujours très propre et bien apprêté, c’est un Warrior, il boit des jus de fruits !
Il y a le marketing manager au profil indien qui se fond dans toutes les situations et qui est capable de vous vendre une façade en verre comme des briques chinoises en plastique.
Il vous persuade toujours de faire l’affaire du siècle. Il cligne de l’œil sans cesse et vous tend trois fois sa carte de visite dans la soirée (sur cette carte, son visage est très bien imprimé en couleur afin de bien le reconnaître). Ce manager n’est pas forcément architecte, ingénieur, ou parfois technico-commercial. Quand il part et repasse au vestiaire, il récupère son sac à dos noir en même temps que tous les sacs et catalogues de robinetterie. Vous l’avez rencontré à chaque networking mais vous n’avez pas bien compris s’il représentait une agence de deux mille architectes en Inde ou s’il commercialisait de l’aluminium chinois. Il vous rappelle trois fois par WhatsApp et par courriel dans la semaine suivante, puis lâche vite l’affaire quand il comprend que jamais vous n’achèterez ses produits.
Le manager japonais est plutôt silencieux et professionnel.
Discret et sans l’odeur insistante et entêtante du parfum de l’eau de toilette du manager américain gominé aux yeux bleus.
Il ne vous renseignera jamais sur rien de précis et hochera sans cesse la tête pour vous dire que le marché est difficile, peu exigeant.
Sa prononciation de la langue anglaise n’est pas en accord avec vos intonations latines. Il ne partagera jamais ses propres expériences et échecs. Sa conversation est platonique. Se mettre en défaut ne s’énonce jamais chez les Asiatiques.
On ne le voit jamais quitter les soirées, sa discrétion est exceptionnelle. Il boit de l’eau gazeuse car il n’y a jamais de saké !
Le manager singapourien est plus affable et plus sociable.
Avec, sa double culture il s’adapte aisément à tous ses interlocuteurs, c’est un des plus malins de la soirée, il écoule toutes ses cartes de visite ! Les sociétés d’architecture singapouriennes sont les plus grandes et les plus actives dans le Sud-Est asiatique. Nombre de projets et d’investisseurs viennent ensemble de Singapour faire du business. Le manager Singapourien boit du whisky et parle plus fort que son homologue japonais, il est attentif à ses hôtes.
Ces soirées commerciales aux accents internationaux sont finalement d’une grande tristesse car animées d’aucune culture.
Situées toujours au second niveau des grands hôtels de luxe où la moquette règne en maître (acoustique oblige), la lumière y est d’une neutralité affligeante et les matériaux s’additionnent dans une compétition d’effets. Les espaces de foyer sont tous les mêmes, des guéridons accueillent les verres de bière, de vin, de jus de fruit et d’eau gazeuse. Dommage, qu’on y parle rarement de la pétrification de la culture par l’architecture, ou du métissage du style indochinois !
Olivier Souquet
Retrouvez toutes les Chroniques du Mékong