Les architectes aiment à comparer leur exercice à celui d’un réalisateur, qui doit gérer de multiples contraintes artistiques et techniques, ou d’un chef d’orchestre, qui doit faire jouer à l’unisson tout un tas d’instruments différents. Pourtant, aucune comparaison n’est plus fausse.
Voyons. Le réalisateur Quentin Tarantino, en seulement dix films a engrangé 1,9 milliard de dollars de recettes cumulées au box-office. Et, à chaque fois que Kill Bill (Vol. 1) passe quelque part dans le monde, Quentin Tarantino touche des droits d’auteur. Chaching chaching comme chantaient les caisses enregistreuses d’antan. C’est le cas pour chaque diffusion de chacun de ses films : Chaching chaching…
Voyons. Herbert von Karajan en 1989 gagnait plus de six millions de dollars grâce à ses cachets de chef d’orchestre et aux royalties des ventes de ses disques. Il avait amassé en 2008 une fortune estimée à 250 millions d’euros. Et à chaque fois que l’un de ses concerts passe à la radio, n’importe où dans le monde, Chaching chaching…
Tiens, puisque les architectes aiment aussi se comparer aux cuisiniers, capables qu’ils sont d’accommoder produits et saveurs, et le chef Thierry Marx qui dégagerait des revenus à hauteur de 60 millions d’euros par an. Mais bon pour ce qui concerne les chefs, les royalties sont issues surtout des plats préparés industriellement quand c’est leur image qu’ils vendent. Bref, chaching chaching…
Pourquoi les architectes ne vendraient-ils pas aussi des boîtes de conserve ? Bon, certains le font mais même eux n’en tirent aucun profit. Ce qui ramène à notre sujet.
En effet, pour un concours public ou une opération de logements, l’architecte qui produit une bouse ne sera pas moins rémunéré – voire plus s’il a multiplié par deux le coût des travaux – que celui qui construit un chef-d’œuvre.
Voyons le cas de figure d’un équipement sportif à Trifouillis-les-Deux-Oies. Le projet choisi, pour tout un tas de mauvaises raisons, comme trop souvent, est une catastrophe : doublement du prix de l’ouvrage à la livraison par rapport au budget du concours, chantier compliqué et hors délai, un bâtiment qui cinq ans plus tard a l’air d’en avoir cinquante, un ouvrage qui en dix ans a coûté une blinde puis encore une autre en désordres de toutes sortes, un fonctionnement inefficace et énergivore, etc. Vingt ans plus tard, quand le maître d’ouvrage prend la décision de le démolir, sa piscine, en sus du prix de construction, lui a coûté des millions supplémentaires non prévus au budget municipal.
Pourtant, si le maître d’ouvrage choisit ce jour-là un autre projet d‘architectes consciencieux, sinon inspirés, qui sera livré dans les temps, au prix et à l’image du concours, vingt ans plus tard ce bâtiment si bien construit et si efficace ne nécessitant qu’un minimum de maintenance sera toujours en bon état et lui aura fait réaliser des millions de dollars d’économie par rapport aux budgets anticipés à la conception.
La réalité est que le mauvais architecte va pour ce projet toucher exactement la même somme que le bon. C’est une chose. Surtout, l’incompétence du premier ne sera pas sanctionnée, ou si peu, quand le savoir-faire du second ne sera nullement récompensé des millions économisés et des tracas qu’il aura permis d’éviter à son maître d’ouvrage. L’architecte ne sera même pas remercié. Qu’est donc ce métier où les mauvais gagnent autant sinon plus que les bons, sans rémission puisque le mauvais architecte de toute façon ne retravaillera jamais à Trifouillis-les-deux-Oies et peu lui chaut ? Si un réalisateur se plante, il paye ses dettes et change de métier, idem pour le musicien sans talent. Là, pour les architectes sans qualité, c’est open bar. N’est-ce pas-là une terrible injustice ? N’y aurait-il pas un moyen que l’excellence soit valorisée ?
Ce d’autant plus que, avec un certain cynisme, les coûts de la construction sont basés sur ceux de la médiocrité. Autrement dit, pourquoi l’architecte est-il le seul à n’avoir aucun retour de la valeur créée ?
Il fut un temps où les prix d’architecture jouaient ce rôle d’évaluation indépendante mais ils ont depuis longtemps perdu leur vertu avec leur virginité.
Les architectes pourraient-ils être étoilés comme le sont les cuisiniers ? À défaut de royalties, le maître d’ouvrage saurait en s’engageant qu’au nombre d’étoiles correspond le montant des honoraires. Il pourrait ainsi en toute connaissance de cause payer plus cher un architecte dont il a la certitude que son bâtiment sera à la hauteur espérée dans le cadre de son budget. Ces étoiles permettraient de faire le tri ailleurs qu’au niveau des revenus de l’agence et de reconnaître un savoir-faire sans empêcher les jeunes agences de démarrer. Ce serait la reconnaissance du travail bien fait.
Toutefois, sur quels critères délivrer ces étoiles ? Nous pourrions imaginer des critères de beauté, d’urbanité, d’efficacité, d’économie, de qualité de vie pour les usagers ou habitants, etc. Il y aurait une inspection complète du bâtiment au bout de dix ans pour une étoile, de vingt ans pour la seconde, de trente ans pour la troisième. Une évaluation du bénéfice pour le maître d’ouvrage de la qualité de son bâtiment permettrait au bout de telle ou telle période de restituer un pourcentage de cette valeur à l’architecte ou à ses ayants droit. Il y a des précédents. I.M. Pei, déjà une star à l’heure de concevoir la pyramide du Louvre et habitué de commandes privées avantageuses, avait du mal à se satisfaire des conditions de la loi MOP. Il a donc négocié un monopole sur les cartes postales. Aujourd’hui, peut-être ses ayant-droits touchent-ils encore quelque chose. En tout cas, légende urbaine ou pas, cela montre que des voies de restitution sont possibles.
Une autre méthode consisterait à distribuer des étoiles dès le concours, même anonyme. Les maîtres d’ouvrage seraient informés sur le nombre de sinistres de l’agence, le nombre et le pourcentage de dépassement de budget entre le concours et la livraison, le nombre de crises de nerfs, etc. Autant d’éléments qui seraient vérifiés par un vérificateur indépendant, un bureau Veritas qui aurait de l’allure. Cela vaudrait aussi bien pour les grands noms que les petits noms : l’architecte qui tient ses budgets et qui ne s’est jamais planté, le jury ne devrait-il pas être au courant avant de s’engager, quitte en effet à payer plus cher la prestation ? Le tri serait vite fait… Mais combien valent les bonnes nuits de sommeil pour un élu ou un promoteur ?
La réalité cependant est qu’il y a nombre de facteurs que l’architecte ne maîtrise pas, qui sont chacun susceptible de réduire à rien les intentions les mieux inspirées et qui faussent donc toute évaluation. Pour un projet réussi, il faut dit-on un bon maître d’ouvrage et un bon architecte. Or, où est passée la maîtrise d’ouvrage quand elle n’est plus qu’une somme de directeurs avec chacun son objectif particulier ? En clair, trop de cow-boys et un seul indien, l’architecte. Comment ce dernier peut-il démontrer la valeur de son travail ? Les architectes peuvent bien porter une pensée sur la ville, l’architecture, il n’y a aucune école de maîtrise d’ouvrage et aucun diplôme n’est nécessaire pour devenir promoteur.
Autre difficulté, non des moindres, les architectes sont soumis aux entreprises. Plutôt que des étoiles, peut-être faudrait-il condamner ceux qui autorisent, voire encouragent, le mauvais travail. Sans compter que les programmes d’aujourd’hui sont uniquement performatifs, avec des éléments qui se mesurent, comme si la cuisine n’était rien de plus que trois carottes, deux poireaux et un peu d’épices. Comment évaluer la part poétique, métaphysique, d’un projet ou d’un bâtiment ? Qui en juge ? Que vaut une évaluation réalisée par un jury inculte ?
Autre souci avec les étoiles, même les bons architectes peuvent passer au travers ou réaliser un travail médiocre. Ils perdent une étoile ? De fait, quel écrivain ou journaliste n’a pas un jour écrit un livre ou un article médiocre ? La différence est que l’architecture, sauf en certains cas, ne se compte pas en nombre d’entrées ou d’exemplaires vendus. Richard Clayderman est plus joué que Karajan et ses ayants droit touchent sans doute plus que ceux du chef autrichien : est-il pour autant un meilleur musicien ?
Bref, il est clair que l’architecte ne peut pas seul être tenu comptable de la médiocrité ou de la réussite d’un édifice. Qui plus est, son métier étant régulé, c’est le rôle des politiques de se poser la question de la meilleure façon de récompenser le savoir-faire et de sanctionner l’incompétence : la loi MOP a fait émerger tout un tas d’agences mais elle a trouvé ses limites, la conception–réalisation s’est révélée un désastre.
Réalisateur, chef d’orchestre, cuisinier… La réalité est que les architectes ne font pas le même métier et que la comparaison est inadéquate. Pour les premiers, si ça marche, tant mieux, si ça ne marche pas, tant pis. Pour les seconds, que ça marche ou non ne fera pas de différence, sauf pour l’amour-propre (et encore). Et même l’échéance des vingt ans peut se révéler mal ajustée si à cette date, parce que l’architecte a bien fait son travail et que l’immeuble est déjà amorti, c’est le foncier qui devient important.
Que retenir de cette digression sinon qu’aujourd’hui aucun programme ne parle plus d’architecture mais quasi exclusivement de surfaces, de performance énergétique, de coûts, de calculs exotiques… En vérité, les seuls qui peuvent susciter un désir d’architecture sont donc les architectes eux-mêmes, avec l’assurance que l’excellence et la médiocrité, pour ce qui les concerne, seront traitées sur un pied d’égalité.
Sauf bien sûr pour quelques étoiles filantes de l’architecture…
Christophe Leray