
Il a créé son agence en 2001, après un passage chez Christian de Portzamparc et chez Valode&Pistre. Pour le décrire en un mot : Humanisme ; en deux : Passion Cinéma. Rencontre.
Chroniques – Vous adorez raconter que l’histoire du cinéma a commencé dans une arrière-salle du Café de la Paix (1). Au sous-sol exactement, dans un petit salon indien qui accueille le 28 décembre 1895 la première séance publique cinématographique, organisée sous la houlette du Père Lumière. Cette première recette qui rapporte à son organisateur 33 francs, n’attira guère plus d’une cinquantaine de spectateurs. Huit à 10 films furent projetés. La durée de la projection n’excéda pas 20 minutes. Et pourtant…
Jean-Marc Lalo – C’est en effet la toute première fois que sont vendus des tickets de cinéma. J’aime bien l’idée que cela commence par un salon. Les palaces sont arrivés après : Pathé Palace, le Grand Rex en 1932, Gaumont Ambassade ouvert en 1974 (2). Les gens étaient fascinés. L’offre cinématographique s’est multipliée et, pour y répondre, les écrans de cinéma aussi. Jusqu’à la télévision… et tout le monde est passé sur le petit écran.
Depuis cette époque, les cinémas de quartier ont massivement fermé…
À un moment le public n’a plus eu envie de ces lieux obscurs, la sortie par-derrière pour se retrouver directement sur le trottoir. Il a envie de convivialité, de prendre un verre, discuter…
Les multiplexes (3) sont arrivés pour répondre à une autre demande, en périphérie de ville ou dans les grandes villes – des salles en gradins avec des écrans de plus de dix mètres, des conditions de confort, de projection et de son optimales, 7 jours sur 7. Et c’est devenu une compétition de géants entre Pathé Gaumont, UGC, CGR, Kinépolis ou Mégarama…

Le Covid rebat les cartes…
En semaine les grandes salles ont toujours été vides, tout se fait en week-end et en soirée. Les salles ne sont plus remplies depuis longtemps, les chiffres indiquent de 15 à 17 % de remplissage. Alors oui, le Covid a rebattu les cartes, habitué les gens à l’offre en streaming sur les plates-formes – facile et pas cher…
Quand les salles rouvrent, le public a changé, les plus âgés ont perdu l’habitude d’aller au cinéma. Les plus jeunes ont été les premiers à revenir – pour les films d’horreur et de science-fiction !!! À Paris le cinéma du Forum des Halles (4) avec ses 27 salles est celui qui fait le plus d’entrées… au monde ! De plus, le nombre de copies des films nouveaux est limité, ce qui implique que les copies doivent tourner entre les salles de cinéma. Puis il y a des cinémas dont c’est la spécialité de reprendre les films après quelques mois de vie. Dans les grandes villes le premier critère est la proximité. Pour autant, contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce sont les grandes salles qui souffrent le plus.
Comment êtes-vous devenu un architecte de référence pour le cinéma ?
Chez Christian de Portzamparc, j’ai travaillé sur la Cité de la Musique (5), et chez Valode&Pistre (6) sur les cinémas UGC. J’ai travaillé sur plusieurs chantiers de cinéma avec Frédéric Namur (7). Au début j’avais un peu peur d’une spécialisation, et puis… il y a eu le cinéma de Kaboul, et j’ai eu le choc de ma vie. Quand j’ai vu la réouverture du cinéma de Kaboul trente ans après, les gens qui revenaient, ce n’était pas seulement une renaissance, c’était le retour au calme. C’était un signe très fort – pleurer, rire avec des inconnus, dans le noir. Rire et pleurer ensemble… Cela m’a beaucoup marqué. Nous avons projeté « La prophétie des grenouilles », film français d’animation réalisé par Jacques-Rémy et sorti en 2003, et aussi « Mon Oncle » de Jacques Tati. Il y avait des enfants, des jeunes, des vieux…
À la fin du chantier, nous avons effectué des projections test. Il y avait un vieux gardien avec une barbe et un turban… il s’est assis au premier rang et il attendait. On a lancé le film en entier. Pour lui. C’était un dessin animé. À la fin il s’est retourné, il pleurait. Il a dit « merci, c’est la première fois que je vois un film ». Nous avons aussi organisé une séance ‘’enfants’’ pour que les femmes, les mères puissent venir. Le cinéma c’est un monde onirique qui s’ouvre, et c’est aussi un lieu urbain, avec plein de gens… C’est en ville, c’est immersif dans les images et le son, chacun oublie son corps.

Vous dîtes que tant que les gens descendent dans la rue pour manifester, ils iront au cinéma. Un drôle de raccourci !
C’est un indicateur ! Tant qu’il y aura physiquement des rassemblements ou des manifestations, les gens iront au cinéma. Il s’agit de sentir les autres, de présences et d’échanges. C’est une expérience collective… L’émotion est démultipliée au cinéma. C’est pourquoi il faut un bar, un foyer, pour discuter, échanger. Le jour où nous manifesterons en un clic sur les réseaux sociaux, le cinéma aura du souci à se faire ! Le cinéma est une forme de performance, tout est différent, l’expression des acteurs, le son qui n’a rien à voir avec ce que chacun ressent à la maison. C’est une expérience acoustique et sensorielle. Surtout, il faut que ce soit mieux qu’à la maison, que l’expérience compense l’effort du voyage… Des bonus, des avant-premières… les cinémas doivent se créer une communauté, comme les librairies. Celles qui tiennent se donnent beaucoup de mal, elles font des lectures, des sélections. Le cinéma c’est pareil. C’est cultiver un lieu d’actualité. Un film tient au mieux cinq à six semaines, la plupart du temps après deux ou trois semaines, il n’est plus là.
Y a-t-il encore une architecture cinéma ? L’impression demeure que le cinéma n’est plus qu’une porte et le temps du Grand Rex semble bien révolu…
Au départ, le cinéma vient du monde du théâtre, de l’opéra, d’où les grands palaces. Ensuite il y a eu le Grand Rex (8). Des bâtiments emblématiques avec des grands lustres – comme les casinos… Le cinéma Art Déco a perduré… longtemps.
Un cinéma c’est exactement une porte pour quitter le bruit de la ville et aller vers autre chose, vers un monde intérieur. Les bâtiments doivent refléter une mise en scène de cette rencontre et le hall est aussi important qu’une salle. J’essaie toujours de convaincre, même si le nombre de sièges est important pour la rentabilité. En entrant ce sont des jeux de lumières. L’après cinéma, c’est le moment de l’échange, le verre, le petit café qu’on prend après… Il faut des sas, pour avant et après, des lumières, des affiches…
Le bâtiment cinéma existe-t-il encore ? Il y a bien l’ovni rose de Pont-Audemer (9) et, plus calme, le cinéma en pisé (10) de Encore Heureux qui revendique une identité entre « diner américain et grange gasconne » !!!
Une salle, c’est un million d’Euros. Le budget est forcément serré sur l’expression architecturale. La volonté architecturale est rare dans les constructions neuves. Nous pouvons par exemple citer le cinéma de Rudy Ricciotti à Cannes en béton fibré ultra haute performance (11). Mais la demande est surtout la réhabilitation des bâtiments existants. Comme à Tanger (Maroc), un cinéma art déco emblématique de 1937 (12) racheté par une artiste franco-marocaine – Yto Barrada – pour en faire une cinémathèque ; j’ai tout restructuré, conçu une seconde salle plus intime, reconfiguré la salle originelle et ajouté un café et une terrasse. C’est devenu un lieu branché, clair. L’idée était de retrouver une histoire cosmopolite et ainsi garder l’identité tangéroise. C’est la seule cinémathèque arabe de toute l’Afrique du Nord.
Donc peu ou pas de nouveaux bâtiments mais des zones de plaisir…
Il faut absolument chercher à prolonger le temps dans le lieu. Le petit café du Louxor (13) a un succès fou…
Comprendre qu’il y a plusieurs publics, à qui il faut répondre, celui qui veut le divertissement, celui pour qui le cinéma est une écriture, celui qui aime l’actualité, la réflexion sociale, comme le fait très bien MK2 avec des interventions extérieures de philosophes, de sociologues… Autrefois il y avait les actualités au cinéma…
L’avenir est dans la renaissance plutôt que la naissance ?
À Belleville il y avait 19 cinémas. Aujourd’hui il y a Porte des Lilas. C’est tout. À Albert, une petite ville de la Somme, le cinéma était devenu un magasin de vêtements. J’aime réhabiliter, réactiver un bâtiment dont la profondeur est donnée par le temps. J’ai réhabilité deux cinémas en Côte d’Ivoire. Et aussi à Vierzon, 7 salles associées à un Centre de conférences dans une ancienne usine de moissonneuses-batteuses, et dans des petites villes… la fréquentation est multipliée par cinq ! En France, il y a 6 300 écrans et 2 100 cinémas, nous sommes le plus grand parc de cinéma d’Europe… Pourquoi construire sinon pour augmenter, embellir ?

En Afrique tous les cinémas ont fermé dans les années 2000, et tout le monde a une télé qui vient d’Asie. Au Burkina Faso, nous avançons lentement à cause des aides qui arrivent au compte-goutte. Mais le goût du cinéma revient. Le numérique a permis d’avoir une distribution des films comme en Europe le jour même. C’est inouï. Et il y a une grosse demande. Et là oui… il faudra construire.
Mon petit doigt me parle d’un chantier secret face à la mer…
C’est un homme de cinéma… c’est un fou de cinéma. C’est un très petit bâtiment ancien de la gendarmerie fluviale, il y a le chant assourdissant des goélands, et c’est… chabadabada…
Propos recueillis par Tina Bloch
(1) Situé sur la place de l’Opéra, le Café de la Paix incarne depuis sa création en 1862 la vie parisienne. Il a été le témoin des grandes pages de l’Histoire de Paris.
(2) Paris : Paramount 1867 bd des Capucines ; Gaumont-Palace 1911 Place de Clichy ; Grand Rex 1 bd Poissonnière.
(3) Un multiplexe est un complexe cinématographique comprenant huit salles minimum, 1 000 fauteuils minimum, des écrans de dix mètres et des équipements techniques de haute qualité.
(4) UGC Ciné Cité LES Halles à Paris, 27 salles, plus de 3 800 fauteuils, 2,8 millions de spectateurs en 2024, record mondial.
(5) Cité de la musique 1986 – Janvier 1995.
(6) Jean-Marc LALO fut architecte chef de projet chez Valode&Pistre de 1997 à 2001 pour la réalisation de grandes salles dont UGC Velizy 2, un multiplexe de 18 salles.
(7) Frédéric Namur a été architecte associé avec l’Atelier Lalo pour la rénovation totale du cinéma Ariana à Kaboul après la guerre, en collaboration avec l’association « Un cinéma pour Kaboul » – un lieu mythique, près de 600 places, réouvert en mai 2004. Lire A Kaboul, l’Ariana, ce n’est pas du cinéma (2022).
(8) Le Grand Rex par Auguste Bluysen architecte et John Eberson ingenieur, 2 000m2, avec sa voûte étoilée culminant à plus de 30 mètres et son escalier mécanique fut inauguré en décembre 1932, et réunit 3 000 invités dont Louis Lumière autour du film « Les Trois Mousquetaires » de Henri Diamant-Berger. La salle Art Déco compte parmi les plus vastes d’Europe.
(9) Le cinéma de Pont-Audemer est un volume métallique rose fuschia incliné, situé dans une ancienne friche industrielle, signé Jakob + MacFarlane avec Atelier des Deux Anges. Inauguré en 2021, c’est un multiplexe de six salles empilées par ordre de grandeur.
(10) Le cinéma Grand Central – cinq salles à Colomiers (Occitanie) par l’agence Encore Heureux – est le premier cinéma en Europe à utiliser le pisé pour sa façade porteuse, inauguré en 2021. 150 tonnes de terre ont été revalorisées. Les murs en pisé porteurs et massif atteignent 50 cm d’épaisseur et régulent naturellement la température. La charpente et les sols sont en bois lamellé-collé local.
(11) Le Cineum Cannes par Rudy Ricciotti 2021, est un multiplexe de douze salles avec un équipement technologique de pointe et des fauteuils dynamiques. Sa façade fractale de 5 000 m² est composée de BFUP blanc, offrant un effet lumineux la nuit. L’intérieur est minimaliste avec des jeux de lumière pour une expérience immersive.
(12) Il s’agit de l’ancien cinéma Rif, avec une façade colorée et un décor terrazzo, un bâtiment ancré dans la mémoire collective tangéroise. La rénovation date de 2007.
(13) Le cinéma Louxor ouvre à Paris en 1921, conçu par Henri Zipcy avec un décor néo-égyptien réalisé par Amédée Tiberti, inspiré des antiquités du Louvre. Plus de 1 100 places et une foule d’activités. Dans les années ‘30 il s’adapte au cinéma parlant en restant un lieu de divertissement populaire. Il ferme en 1988 malgré l’inscription aux Monuments Historiques . Acquis par l’Etat en 2003, il est restauré et rénové par l’architecte Philippe Pumain et rouvre en 2013.