
« Le brutalisme est la vérité du matériau, assumé tel qu’il est né, à la fois naturel et artificiel, sans enduit, sans capotage », soutient Fabien Bellat, docteur en histoire de l’art et spécialiste de l’architecture soviétique et de l’urbanisme en URSS. Rencontre.
Il a suffi d’un titre « The Brutalist » (1) et d’un film pour remettre le mot à la mode. Le film est pourtant très loin de faire l’unanimité dans le monde de l’architecture, qui le juge inexact, cliché, et surtout plus romanesque qu’historique. Près de cinq millions d’entrées monde pour 3h34 de film, ce n’est pas rien… Submergé de diktats et d’injonctions plus vertes que nature, le public serait-il en manque… de brutalisme ?
Ce voyage imaginaire commence à Nevers, en France, à l’église Sainte-Bernadette-du-Banlay par Claude Parent architecte et Paul Virilio (2). Théorie de la fonction oblique et du plan incliné, le corps est sollicité, obligé (3) – Bunker Archéologie – et la radicalité du béton : « Les blockhaus n’ont pas seulement marqué le paysage du littoral ; ils ont marqué l’imaginaire des architectes. Leur masse de béton brut, l’absence d’ornement, la rigueur de leurs volumes sont devenus les signes d’une nouvelle esthétique, celle que l’on appellera le brutalisme ». (4)
Fabien Bellat est docteur en histoire de l’art. Spécialiste reconnu de l’architecture soviétique et de l’urbanisme en URSS, enseignant à l’ENSA de Versailles et de Lille, il vient de publier un très bel ouvrage : « Architectures soviétiques à Bichkek ». (5) Son approche d’historien mène aux sources et aux connexions, une promenade émouvante non exhaustive, de professeurs à élèves à maîtres – jusqu’à Gottfried Böhm (1920-2021), un architecte allemand peu connu en France, pourtant Prix Pritzker en 1986, et auteur de Mariendom, une église de pèlerinage, une œuvre extraordinairement déroutante.
Chroniques : Qu’avez-vous pensé du film « The Brutalist » ?
Fabien Bellat : Le scénariste ne connaît pas l’architecture. Un ancien élève du Bauhaus (6) qui fait du brutalisme à la sortie de la guerre, ce n’est pas crédible. L’église de Marcel Breuer – St John Abbey à Collegeville, dans le Minnesota, dont il s’inspire officiellement, est achevée en 1961… Le brutalisme n’est pas sorti de la douleur des camps. C’est un mauvais raccourci.
Le béton définit-il le brutalisme ?
Non. Le brutalisme est la vérité du matériau, assumé tel qu’il est né, à la fois naturel et artificiel, sans enduit, sans capotage. Le brutalisme est l’aboutissement de la pensée rationnelle de la construction. Après il y a l’aspect plastique ; les architectes ont voulu créer une esthétique du matériau brut de décoffrage et chercher des volumes qui correspondent à ce matériau dont on peut pousser très loin les formes. Les limites sont le coffrage et celles de l’entreprise de construction.
Dans cette logique de vérité, le travail de Perriand (7) à la montagne est du brutalisme appliqué à du bois, un vernaculaire modernisé : du bois usiné, industriel et des formes héritées du vernaculaire. Peter Zumthor (8) utilise la matérialité brute de la pierre locale (quartzite de Vals et gneiss) pour les Thermes de Vals et reprend aussi d’une certaine façon les principes brutalistes d’honnêteté constructive.

Le mot brutalisme viendrait de l’expression « béton brut » utilisée par Le Corbusier. Est-il l’initiateur de l’architecture brutaliste ?
Oui et non. Personne ne connaît Matthew Nowicki (9), désigné architecte principal du projet initial de la ville de Chandigarh, associé à l’urbaniste américain Albert Mayer, en 1950, avant le Corbusier (10). Pourtant ses comptes-rendus révèlent qu’il est déjà question de béton – « concrete frame construction » – pour les édifices publics. Mais il meurt dans un crash d’avion en Egypte à l’été 1950. Le Corbusier reprend l’idée du grand capitole mais invente tous les autres bâtiments emblématiques (Assemblée, Haute Cour, Secrétariat). De retour de son premier voyage en Inde, Le Corbusier explique à pierre Jeanneret, architecte et designer suisse, que « les grands immeubles d’Europe ne seront pas la solution pour l’Inde ». Pourtant il décide de travailler en béton brut. En Inde. Il a 62 ans.
Restons en Inde avec Louis Kahn (11) et l’Indian Institute of Management d’Ahmedabad (IIM), une œuvre qui évoque la sérénité, pourtant considérée comme une œuvre brutaliste…
Il faut regarder son maître – Paul Cret (1876-1945) – architecte français à l’université de Pennsylvanie et une figure majeure de la tradition des Beaux-Arts en Amérique. Quand Kahn travaille en Inde, il a cet héritage en lui de formes pures mais il cherche un vocabulaire modernisé. Comme toujours, le génie c’est l’adaptation au milieu, et la réponse clé : la liberté des volumes, des formes monumentales, des façades géométriques, et des matériaux bruts : briques et béton apparents.
Pourquoi tant d’églises brutalistes à partir des années ‘50 qui ne sont pas toutes des reconstructions ?
Cela correspond à l’évolution liturgique de l’époque, à un moment où l’église a besoin de se renouveler. Les théologiens veulent se débarrasser, dès la fin de la seconde guerre mondiale, du poids des liturgies héritées du XIXe siècle ou de la réforme de l’époque baroque. C’est un moment où l’église cherche. Elle doit évoluer, se remettre du choc des conflits, de la barbarie, de l’holocauste. L’église a été très critiquée pour n’avoir pas su réagir.
Jusqu’au XIXe, l’architecture est le plus souvent guidée par la tradition : le pouvoir et l’église répondaient lentement à l’évolution sociale. Le brutalisme est plus souple formellement, il n’est pas contraint par le côté orthonormé des années ‘20-30. L’architecture qui ne prend pas en compte son époque est condamnée à disparaître…
En Allemagne, les Böhm sont une véritable dynastie d’architectes. Dominikus, le père, puis Gottfried, sont incontournables dans l’histoire du brutalisme…
Les Böhm père et fils, Dominikus et Göttfried, feront des églises beaucoup plus souples dans la volumétrie parce que le matériau béton le permet. Des volumétries plus vastes et plus décomposées au niveau de l’agencement. En 1894 à Paris, l’architecte Anatole de Baudot construit Saint-Jean-de-Montmartre, la toute première église au monde à structure en béton armé (12), avec des façades utilisant la brique et la céramique.
En 1906 à Ulm, l’architecte allemand Theodor Fischer construit l’église Pauluskirche, l’une des premières à oser béton armé et brique en façade : d’importants volumes sont rendus possibles grâce au béton, sans colonnes, avec des voûtes sans appuis intermédiaires.
A Stuttgart entre 1898 et 1902, Théodor Fischer est le professeur de Dominikus Böhm. C’est de lui que Böhm tiendra le refus de l’académisme, l’envie d’expérimentations des matériaux, et l’importance de la création originale et de l’approche intuitive. Les 2/3 de ses églises utiliseront le béton armé, avec des volumétries sobres voire dépouillées. En 1926 à Bischoffsheim, Dominikus Böhm construit la Christkönig-Kirche, structure béton, voûte paraboloïde, une œuvre majeure du renouveau liturgique. En 1930 à Cologne, le même Dominikus Böhm construit l’église St Engelbert : une volumétrie plus vaste, des contraintes moins forte en termes de portée, une voûte étoilée appuyée sur des paraboles de béton armé… C’est la première en Allemagne, exactement le genre de bâtiment que les nazis vont abhorrer…
Entre les deux guerres, dans une Allemagne en faillite, les budgets ont chuté. Dévaluation, chômage, les églises en pierre ne correspondent plus aux possibilités économiques… Est-ce aussi la raison de ce renouveau architectural ?
Oui. Pour cela on va plutôt choisir des architectes athées qui ont le sens du sacré plutôt que des architectes très catholiques trop liés par la tradition. Les Böhm sont en prise avec leur époque. On peut dire que d’une certaine manière, les Böhm répondent à Gropius, mais pour l’architecture sacrée. Ils comprennent que le néo-carolingien va entraîner l’héritage chrétien dans les abîmes d’une tradition morte. Ils sauront convaincre les commanditaires de la nécessité de moderniser l’église. Le béton est moins cher. Entre les deux guerres, dans une Allemagne en faillite, les églises en pierre ne correspondent plus aux possibilités économiques. Les bâtiments brutalistes peuvent avoir des plans plus souples et plus vastes qui répondent à l’évolution industrielle et liturgique.
Pendant ce temps en France, Auguste Perret (13) est retoqué. Mauvais timing ?
En 1928, Perret présente un projet pour la basilique Sainte-Jeanne-d’Arc, Porte de la Chapelle à Paris : une structure en béton armé monumentale à l’esthétique radicalement contemporaine avec une nef unique de 120 m de long, des voûtes en béton, une lumière zénithale et un immense clocher culminant à 200 m. Il se fait éliminer, le projet est traité de « judéo-bolchevique »… C’est quasiment ce même projet qu’il reprendra pour la reconstruction du Havre avec l’église Saint Joseph.
Dans l’Allemagne d’après-guerre, c’est le temps de Gottfried Böhm (14), le fils…
Il faut toujours revenir aux professeurs. Gottfried Böhm a pour professeur Hans Dollgast, l’architecte qui reconstruit la pinacothèque de Munich dont la façade a été détruite par les bombes. Il a choisi de restituer les volumes en se débarrassant des ornements, en conservant la volumétrie. Et en laissant visibles les traces de la guerre. Il ouvre ainsi la voie au brutalisme, aux matériaux laissés visibles, bruts. Dans ce temps de pénurie d’après-guerre, il utilise des briques de récupération. C’est important.
Pour Gottfried Böhm, c’est un choc culturel. Il comprend qu’on peut être fidèle à une tradition et contemporain à la fois. Faire des restaurations qui signalent le XXe siècle. Dans le même registre, on ne peut oublier Yves-Marie Froidevaux (1907-1983), architecte en chef des Monuments Historiques. L’église Notre Dame de Saint-Lô (Manche) a été partiellement détruite. La restauration commence dès 1948. Le parti-pris de Froidevaux est de restaurer les parties subsistantes mais ne pas reconstruire à l’identique les parties détruites. Conserver l’aspect de cathédrale blessée, comme à Munich. Le dernier geste dans les années ‘70 sera un mur pignon de schiste vert du nord Cotentin, radical, en retrait de la façade ruinée. Un choc mémoriel. Un cas extraordinaire. Respect de la mémoire et modernité. Le jeune Gottfried reçoit la leçon.

Le Mariendom (15) de Neviges, l’oeuvre majeure de Gottfried Böhm est un ovni. Comment le relier à l’histoire de l’architecture ?
Il est intéressant de regarder le Goetheanum de Dornach, à 10 km de Bâle, un bâtiment étrange se réclamant d’une architecture spirituelle et morphogénique, conçu par Rudolph Steiner – un personnage pour le moins sulfureux (16), pas du tout architecte. Inauguré en 1928, trois ans après sa mort, c’est le premier bâtiment monumental de béton, une architecture organique revendiquée par son créateur, dont chaque forme découlerait d’une métamorphose : des formes sans angle droit, des parois brutes, des volumes sculpturaux, mouvants et asymétriques, des masses convexes et concaves.
Gottfried Böhm a la quarantaine lorsqu’il reçoit la commande de l’église de Neviges et il a la chance d’être au cœur d’une révolution théologique et d’un contexte architectural d’essor du béton qui va lui permettre de pousser les limites. Vatican 2 est mis en place avec une nouvelle liturgie. Avant-guerre, dans tous les villages coexistaient temples protestants et églises catholiques, avec la même volumétrie. Après-guerre il y a une baisse drastique de la fréquentation religieuse. Les Allemands comprennent vite et commencent à concentrer les paroisses. A Neviges il faut pouvoir accueillir plus de 3 000 pèlerins, la libération spatiale va de soi.
Alors que la standardisation imposait de plus en plus un usage normalisé du béton, le Mariendom de Böhm réaffirme le puissant potentiel du matériau. Sa silhouette est délibérément conçue comme un signal aussi visuel que spirituel. L’abstraction formelle des volumes imbriqués n’hésite pas à recourir à un lyrisme expressionniste. Böhm a médité un choc visuel colossal. Située sur le point le plus haut du site l’église est un marqueur, une montagne sacrée. Le béton invente une autre culture, un autre mode de vie, une autre philosophie.
Encadré – Petite liste non exhaustive des ouvrages spécialisés disponibles :
– Brutalist Japan. Paul Tullet edit Prestel (2024)
– Soviet Asia Roberto Conte + Stefano Perego edit FUEL (2019)
– Brutalist Italy Roberto Conte + Stefano Perego edit FUEL (2023)
– Atlas of Brutalist Architecture. Phaidon (2018)
– « Cosmic Communist constructions photographed » Frédéric Chaubin. Edit Taschen (2019)
– Béton. Phaïdon (2019)
– Architectures soviétiques. Fabien Bellat ed AAM (2025)
– Brutalism : Post-war British Architecture. Alexander Clément Edit The Crowood Press LTD (2018)
Propos recueillis par Tina Bloch
(1) The Brutalist film réalisé par Brady Corbet, 2024.
Lire notre article The Brutalist, un classique du XXIe siècle ?
(2) Paul Virilio 1932-2018, maître-verrier, philosophe, enseignant à l’ESA, fondateur avec Claude Parent du groupe « Architecture Principe »
(3) « Vivre à l’oblique ». Claude Parent. Chauveau éditeur 2023
(4) « Bunker archéologie » Paul Virilio éditions Centre Pompidou, 1994
(5) Architectures soviétiques à Bichkek, capitale du Kirghizistan » Fabien Bellat, photographies Marcus Bredt. AAM éditions 2025
(6) Le Bauhaus est un mouvement d’art, d’architecture et de design fondé en Allemagne à Weimar par Walter Gropius en 1919
(7) Charlotte Perriand 1903-1999 architecte et designer, architecte de la station des Arcs qui recevra le label « Architecture contemporaine remarquable »
(8) Peter Zumthor, architecte suisse né en 1943, reconnu comme une figure majeure de l’architecture contemporaine
(9) Matthew Nowicki, architecte urbaniste polonais, auteur des arènes de Raleigh en Caroline du Nord, une couverture suspendue par deux voûtes paraboliques reliées par des câbles métalliques tendus. Les arènes seront construites en 1953 après sa mort…
(10) Fabien Bellat, Archiscopie 34 « Chandigarh selon Nowicki »
(11) Louis Kahn 1901-1974, architecte américain dont les principales œuvres, souvent monumentales, se trouvent aux USA, en Inde, et au Bengladesh. Un travail très rigoureux sur la lumière, avec la brique et le béton comme matériaux de prédilection.
(12) L’église Saint-Jean-de-Montmartre fut conçue avec le procédé Cottancin, un système constructif innovant de ciment armé permettant une structure très légère pour l’époque.
(13) Auguste Perret, auteur du Théâtre des Champs-Elysées (1913) et de l’Eglise Notre-Dame du Raincy (1923), structure gothique réinterprétée avec les moyens du béton armé.
(14) Gottfried Böhm (1920-2021), architecte allemand majeur, figure emblématique du brutalisme sacramental – une quarantaine d’églises rien qu’en Rhénanie. Son œuvre majeure est le Mariendom de Neviges. Il reçoit le Pritzker Prize en 1986, sept ans après Philip Johnson le premier Pritzker architecture.
(15) Mariendom – Maria, Königin des Friedens à Neviges – consacrée en 1968 est l’un des plus grands sanctuaires mariaux d’Allemagne et une destination majeure de pèlerinage remontant au XVIIe siècle. Il peut contenir jusqu’à 3 900 pèlerins dont 900 assis.
(16) Steiner est l’inventeur de l’anthroposophie qui a développé une théorie de l’évolution des races, où les peuples européens sont présentés comme supérieurs. Elle fut bizarrement interdite par les nazis en 1935, jugée dangereuse et subversive.