
Nous avons remplacé la pensée de la ville par sa gestion. Et dans ce basculement, l’urbanisme est devenu une administration du réel plutôt qu’une invention du possible.
Si le temps d’un mandat est de quatre, cinq ou six ans, la réalisation d’un projet d’urbanisme demande 20 ou 30 ans. C’est pourquoi la politique de la ville doit se mettre en place très rapidement pour avoir des effets visibles immédiats. Un projet nécessite de donner une vision, de la perspicacité, une compréhension de ce qui se joue et surtout une capacité à le faire partager. D’où cette question : peut-on avoir une politique de la ville sans projet ? Sans porter un projet ? Ce n’est pas toujours qu’une question d’économie, c’est aussi une question de vision sur une ville, sur un territoire voire sur un monde en constante évolution. Tout est politique, dit-on, et la politique de la ville nous a conduits dans une situation peu enviable.
L’ANRU (Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine) pèse 7 à 8 milliards par an et les politiques de la ville, en quarante ans, ont coûté entre 200 et 300 milliards d’euros. Il faudra faire une véritable évaluation et comprendre pourquoi toutes les rustines utilisées n’ont fait qu’aggraver les situations !
Une fois encore, l’heure est aux économies, l’urgence est là. Si tous les regards sont portés sur l’âge de la retraite, on devrait aussi se demander, en parallèle, quel va être l’avenir de nos villes ? Dans quelle situation seront nos villes dans le futur ?
Depuis 50 ans, les villes ont fait l’objet de politiques plus ou moins erratiques. S’il est vrai que nombre de centres-villes ont fait l’objet de rénovation, de réhabilitation, retrouvant un peu leur lustre oublié et donnant de la France l’image d’un pays qui s’intéresse à son histoire, à son patrimoine, le contraste n’en est que plus grand avec les périphéries chaotiques. Les 300 milliards qui ont été dépensés l’ont été en pure perte ! Et ce n’est pas fini car, aujourd’hui, après les différentes politiques qui ont été menées, l’ANRU reste dans le déni de réalité. Elle me fait penser à tous ces habitants qui tentent, de façon désespérée, de lutter contre l’incendie avec un arrosoir.
Il n’y a ni projet, ni représentation, ni perspective, ni vision… mais d’une certaine façon c’est normal. Le seul projet est de dé-densifier et de déconstruire ! Voilà où conduit une politique de la ville sans projet. À titre de comparaison, il est intéressant de savoir que nos périphéries sont en moyenne cinq à dix fois moins denses que nos centres-villes, cherchez l’erreur !
Peut-on encore mener une politique de la ville sans que le projet ait été véritablement énoncé ?
Depuis des décennies, nous dépensons des milliards pour réparer les périphéries, sans jamais oser repenser la ville. On panse le social et rien ne change.
Un projet de ville, c’est une programmation sur trente ans, c’est prospectif, c’est un objectif pour demain ! Nous disposons des outils pour conduire ces projets, nous sommes en mesure de les appliquer, de les évaluer, de les conduire, peut-être par morceaux mais avec une perspective.
Comment guérir un organisme qui a perdu sa raison d’être, son identité ?
L’ANRU, et d’autres établissements avant elle, a saupoudré plus de deux cents milliards d’euros dans des opérations de rénovation, croyant ainsi guérir le corps malade du territoire. Le bilan est consternant. La ville ne naît pas de la juxtaposition de notions vertueuses comme la mixité, le vivre-ensemble, la durabilité. La ville ne se développe ni par décret, ni par dispositif. Elle est d’abord une vision du monde, un imaginaire collectif inscrit dans l’espace, une manière d’habiter la terre et le temps. C’est cette vision qui fait aujourd’hui défaut. Nous avons des politiques mais pas de projets, nous possédons des instruments mais plus de sens.
L’illusion de la réparation
Depuis quarante ans, la politique de la ville agit comme un remède sans diagnostic. On soigne les symptômes sociaux, sans interroger la structure urbaine qui les produit. Les quartiers rénovés, repeints, réhabilités, restent prisonniers d’un modèle spatial hérité du modernisme qui a dissocié la ville de sa géographie, de sa lenteur, de sa nature.
L’erreur fondatrice a été de croire qu’une somme d’interventions pouvait faire une vision.
Or, une ville ne se répare pas : elle se repense.
Nous avons remplacé la pensée de la ville par sa gestion. Et dans ce basculement, l’urbanisme est devenu une administration du réel plutôt qu’une invention du possible.
Le projet manquant : l’arrivée de la vitesse
Les périphéries sont nées de la vitesse (autoroutes, zones d’activités, centres commerciaux…) mais nous les avons abordées avec les instruments d’une lenteur nostalgique.
Le XXᵉ siècle a introduit la vitesse comme dimension essentielle de l’urbain mais nous n’en avons tiré aucune conséquence spatiale.
Le véritable défi est d’inventer une urbanité de la vitesse maîtrisée, où la mobilité relie sans dissoudre, où le déplacement devient continuité.
Les villes doivent redevenir des constellations connectées, pas des archipels fragmentés.
La nature : du décor au fondement
Nous avons traité la nature comme un supplément d’âme, un décor vert disposé entre les bâtiments. Mais la nature a du sens et nous savons depuis Haussmann qu’elle est la dimension compensatoire de la vitesse. Plus la vitesse envahit la ville plus il faut une présence forte de la nature. Moins il y a de vitesse et moins la présence de la nature est nécessaire. Par la même occasion je place « le patrimoine » dans la catégorie compensatoire car il limite la présence des vitesses de déplacements horizontales ou verticales. Aujourd’hui dans la ville traditionnelle le patrimoine constitue le centre, dans une ville nouvelle c’est la nature qui doit constituer le centre.
L’erreur aura été de penser qu’on allait faire revenir la nature au centre de la ville traditionnelle. On n’a pas vu que c’était le patrimoine protégé qui aujourd’hui tient ce rôle de dimension compensatoire de la vitesse, au même titre que la présence de la nature.
Le cœur de la cité future s’est dilaté du fait de la vitesse et le paradigme a changé. Du simple carrefour fondateur, le centre s’est étendu à un espace sanctuarisé. Dans un cas il est patrimoine avec ses places minérales, dans l’autre, celui d’un projet de ville nouvelle, il sera un grand espace « naturel », un vide sanctuarisé autour duquel s’ordonnera la vie urbaine.
C’est dans le renversement du modèle classique que va se jouer la réconciliation entre humanité et biosphère. Penser le rapport centre/périphérie doit se faire dans cette perspective, celle du lien.
Le bien commun et la beauté comme horizon
Le bien commun ne réside plus dans les infrastructures. Que dire des cinquante mille ronds-points ! Il réside dans la capacité à éprouver, ensemble, la beauté. L’espace public, le grand oublié du fonctionnalisme, n’est pas juste un résidu entre les routes, mais un support de pratiques partagées.
C’est dans cette expérience sensible, non dans la seule équité des ressources, que se fonde la véritable démocratie urbaine. L’art urbain est aujourd’hui directement lié à l’architecture qui perd de son « autonomie créatrice » pour s’associer à une création collective et ouverte, l’architecture change de nature et s’enrichit d’un projet de ville. Oui la notion de sens est indispensable, oui l’émotion bien que « non mesurable » reste un critère d’évaluation et l’architecture doit se repenser dans cette double dimension, sa fluidité interne, son évolutivité et sa capacité à faire la ville par sa dimension emblématique, par sa capacité à être appropriée. Ces dimensions, qui peuvent paraître contradictoires, sont l’essence d’une nouvelle modernité naturelle. Ce sont elles qui font de l’architecture le nouveau bien commun urbain, un lien, une utilité publique.
Refonder la ville comme projet
Il est important de passer de la politique de la ville à la poétique de la ville et surtout d’oser le dire, de rêver avant de construire. Il faut recommencer à penser et cesser de saupoudrer. Il faut arrêter d’aménager les périphéries mais plutôt recomposer les territoires autour de nouvelles polarités naturelles.
L’essentiel est de redonner un récit à l’espace et de cesser de multiplier les dispositifs. L’essentiel est de dépasser les erreurs du modernisme, d’arrêter de les corriger, d’offrir une modernité réconciliée avec la nature, la lenteur et la beauté.
Il faut arrêter de considérer la ville uniquement comme un objet économique, ou un dispositif social : elle est une forme du destin humain. Tout projet urbain qui n’affirme pas cette dimension métaphysique restera sans puissance.
Pour un nouvel acte de fondation
Nous avons cru qu’en planifiant nous construirions des sociétés. Il faut désormais comprendre que c’est en redonnant du sens à l’espace que nous recréerons du lien entre les hommes. La ville doit être à nouveau fondée sur la relation. La relation à la nature, la relation à la vitesse, au cosmos, au temps, à l’autre.
C’est le passage du dispositif au projet, le passage du programme à la vision, le passage de la gestion à la création qui vont ouvrir la voie à une renaissance urbaine digne de notre époque. Enfin, une ville vivante, diverse, poétique, et profondément humaine.
Le propre du projet est de passer d’une démarche fonctionnaliste à une démarche holistique. Il ne faut pas avoir peur des mots, ils ont un sens. Le projet doit devenir le cadre d’une politique de la ville, il doit tenir un cap contre vents et marées.
Alors faut-il sauver le soldat ANRU ?
Oui, s’il demande à chaque ville de définir un périmètre du centre sanctuarisé et un périmètre qui limite la périphérie, donc un projet d’ensemble qui articule le centre et la périphérie.
Oui, s’il inscrit l’opportunisme dans une vision partagée, si le bien commun devient le cœur de chaque projet de ville, s’il n’est pas question de co-conception, résultat de quelques réunions de voisinage mais du partage d’une charte urbaine qui mette le temps en perspective.
Rome s’est faite à l’intérieur d’un sillon tracé par la charrue de Romulus. La ville moderne se définit par le lien entre deux espaces, le centre et la périphérie, la modernité s’inscrit entre « deux traits de charrues ». Le projet se clarifie et la notion de limite, de frontière, de parcellaire, tant décriée reprend du sens. Une sorte de biotope qui arrête l’idéologie du « continuum ».
Bien sûr, tout le monde a dans la tête la mixité et le lien social, « faire société ». Mais un peu comme le lapin d’Alice au pays des merveilles, nous courons, nous courons toujours, et nous sommes toujours en retard. Le chemin est long entre le dire et le faire, si long que bien souvent le dire est oublié au moment du faire.
Tout est politique et le sera de plus en plus. Gageons que quelques futurs élus comprendront l’importance des enjeux d’une nouvelle écologie urbaine entre deux traits.
Alain Sarfati
Architecte & Urbaniste
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