Que faire des vastes espaces publics vides que le modernisme a légués de La Défense à Brasilia ? De nos jours, nous y intervenons avec des structures destinées à faire s’attarder les gens et, avec des interventions naturelles, à atténuer d’interminables surfaces dures. Chroniques d’Outre-Manche.
La boîte à outils contemporaine pour le domaine public comprend des arbres, des abeilles et des prairies. Tous ces éléments sont déployés dans l’installation publique temporaire d’une œuvre d’art appelée Modernist Glade, qu’accueille Milton Keynes, à 70 km de Londres, la dernière et plus grande ville-nouvelle d’après-guerre du Royaume-Uni.
Dans ce cadre, l’éco-artiste danois Tue Greenfort et l’architecte londonien Takeshi Hayatsu présentent un nouvel agent biologique. Il n’est pas à trouver dans le sol mais dans de longs sacs de sciure qui pendent comme des salamis en train de mûrir dans un modeste pavillon en bois situé sur la déprimante place de la gare (Station Square). Ce nouvel agent, comme nous le verrons, est porteur d’un nouveau message. Bienvenue, le champignon !
Pour commencer, à propos de la végétalisation de l’espace public, le modernisme, malgré ses idéaux d’espace et de lumière pour tous, avait peu de temps pour la nature, confinée à des rectangles rationnels dans des plans qui donnaient la priorité aux routes et reproduisaient sans fin des bâtiments rectilignes. Station Square, à Milton Keynes, qui comptait deux pelouses mono-espèces presque aussi opposées à la biodiversité que le béton, en est un exemple classique.
Maintenant que nous connaissons les bienfaits environnementaux et psychologiques de la nature, il y a une frénésie à verdir en ville tout et n’importe quoi, notre arme principale contre la jungle de béton étant l’arbre qui peut germer des gratte-ciel ou se nicher dans les rues latérales. Les arbres ne sont pas nouveaux dans l’urbanisme – pensez par exemple aux avenues Haussmanniennes à Paris ou aux cités-jardins d’Ebenezer Howard. Mais, à l’approche de l’Armageddon climatique, les arbres sont de retour, cette fois de toute urgence.
L’installation d’arbres connaît un tel engouement que même les arbres temporaires font l’affaire. Klaus Littmann en a planté 300 dans un stade de football autrichien en 2019, et le projet du designer Es Devlin pour la Biennale du design de Londres de cette année en comptait 400. Tous les arbres de ces soi-disant « forêts » ont ensuite été replantés ailleurs. Il en sera de même pour les arbres qui poussent sur le Marble Arch Hill Mound de MVRDV, une folle topographie artificielle de 25 m de haut avec de superbes vues au bout d’Oxford Street à Londres.
Tous ces projets délivrent un message de durabilité, amplifié par le fait qu’ils ne sont pas à leur place. À Milton Keynes, la clairière moderniste compte 48 arbres dans des jardinières et tous doivent être déplacés à travers la ville.
Pourtant Milton Keynes ne manque pas d’arbres. La ville a été conçue dans les années 1970 comme une « ville dans la forêt », et aujourd’hui 22 millions d’arbres (près de 100 pour chaque citoyen) y poussent. Ses urbanistes ont limité la hauteur du bâtiment à celle des arbres les plus hauts. Le plan de la ville avait un parfum d’idéalisme presque hippie (même la publicité était interdite), mais il était bel et bien moderniste. Un quadrillage routier encadre le centre-ville.
De nos jours, ses larges avenues sont étrangement dépourvues de vie et d’animation, à l’exception de quelques robots de livraison autonomes « Starship », qui sillonnent la ville depuis 2018. La ville évoque un film de science-fiction où la race humaine aurait mystérieusement déménagé ailleurs, une étrangeté soulignée par l’alignement cosmique du plan urbain – le point de fuite de l’axe principal, Midsummer Boulevard, est le soleil couchant au solstice d’été.
De nos jours, malgré tout l’idéalisme et les allusions métaphysiques, la vie y est devenue consumériste, du moins là où il y a de l’animation, c’est-à-dire à l’intérieur des « rues » du vaste centre commercial, The Centre (1979), conçu par le planificateur en chef Derek Walker ; un ouvrage Miesian classé au patrimoine.
Mais revenons à la Modern Glade, le message est clairement plus vaste que le seul « nous avons besoin d’arbres ». Greenfort a doucement contourné les deux pelouses et planté des prairies de fleurs sauvages, et il y a un hôtel à abeilles (plus sélectif avec les clients que les hôtels à insectes standards). L’architecture en bois de Hayatsu comprend un écran pour afficher des messages climatiques ou des films, et deux pavillons, tous deux accrochés sur des rochers issus de la même carrière galloise que les pierres de Stonehenge.
Ces pavillons peuvent sembler aussi petits que des cabanes à outils dans un désert reculé, mais il s’agit bien d’équipements publics. Le plus petit est un « pavillon de mobilité » pour les trottinettes électriques (euh… quelqu’un prend-il vraiment la peine de garer une trottinette électrique ?). Le plus grand pavillon – Mushroom – est assez grand pour une seule petite table de réunion dotée de rudes tabourets en bois. Accrochés aux chevrons du toit poussent les pleurotes destinées à être récoltées. Comme l’explique le conservateur Aldo Rinaldi, « le champignon est une métaphore de la communication ». Vraiment ?
Dans le milieu naturel, les arbres sont reliés par des tubes fongiques blancs extrêmement fins qui créent un réseau de mycélium, lequel permet aux arbres d’échanger de l’eau, du carbone, de l’azote, des nutriments et des informations. Greenfort explique qu’« un système de communication hautement raffiné et complexe… est ce qui se passe dans les espaces publics urbains qui fonctionnent bien, c’est-à-dire lorsqu’ils fonctionnent pour tous les membres de la société ». Ainsi entend-il que l’espace public soit hospitalier « pour toutes les espèces et formes de vie ». Ainsi « les arbres, les plantes, les champignons et les insectes doivent être écoutés et entendus. Donner à toute vie une voix politique n’est pas quelque chose pour l’avenir, cela doit se produire dès maintenant », dit-il.
Certes, les 48 arbres de la clairière moderniste ne se connecteront à aucun réseau communautaire de mycélium puisqu’ils sont isolés dans des jardinières. Et ils ont l’air frêles et vulnérables. Les structures dispersées de l’ensemble du projet semblent minuscules dans les dimensions d’une place à l’échelle soviétique.
Cependant, Milton Keynes et ses champignons rappellent que toute vie est interconnectée. Architectes de l’espace public, n’obstruez pas les réseaux de mycélium ! Laissez-les se répandre sous nos pieds et à travers la ville que nous partageons avec d’autres formes de vie !
Herbert Wright
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