
Le 26 juin 2025, LVMH a ouvert à Shanghai, sur Nanjing Road, la grande rue commerçante de la ville, « The Louis », nouveau bâtiment amiral de 1 885 m² réunissant un magasin, Le Café Louis Vuitton et l’exposition immersive « Louis Vuitton Visionary Journeys ». Conçue par Shohei Shigematsu, associé de l’agence OMA, la scénographie de l’exposition – car ce n’est plus un bâtiment mais une « exposition » – est « pensée comme un voyage à travers le temps, entre patrimoine, innovation et émotion », indique l’architecte.
Carrément anachronique même le voyage ! Je veux bien que Shanghai fut surnommée la Perle de l’Orient, mais c’était au XIXe siècle ! En vertu de quoi le bâtiment, au sens presque propre, est littéralement construit en forme de paquebot transocéanique, à s’y méprendre sinon que la façade est « habillée » du Monogram de la Maison et qu’il flotte sur le béton. Dans cet environnement minéral, le tout laisse songeur. « Ambiance maritime raffinée », indique la brochure qui précise que « Le Café Louis Vuitton réunit un bar et une salle à manger élégante, hommage discret aux paquebots d’antan : éclairage tamisé, bois chaleureux et rayonnages de livres d’art ». Quel est le message ? Une ode à la nostalgie poussiéreuse, quand les passagers s’habillaient malgré le mal de mer?
Les nouveaux paquebots de croisière dédiés au sur-tourisme, avec leurs milliers de passagers, leurs beaux quartiers et leurs banlieues, ne font plus rêver les riches depuis longtemps : quoi avec la mer polluée et pleine de méduses… Le luxe serait donc aujourd’hui de faire une croisière immobile entre gens bien mis le temps d’une journée pour découvrir une sélection de maroquinerie, d’accessoires, de souliers et d’articles de voyage. Pour tous les autres, le temps de quelques selfies intrigants et instagrammables est suffisant.
Surtout, quand est inauguré ce vaisseau forcément iconique, baptisé peut-être au champagne Maison Ruinart*, le monde n’est plus celui qu’il était au moment où il a été imaginé. Certes, l’expérience n’est pas nouvelle puisque le même architecte a déjà réalisé Louis Vuitton 57th Street NYC (2023), Louis Vuitton Visionary Journeys Bangkok (2024), Louis Vuitton at World Expo 2025 Osaka-Kansai et donc, en 2025 ce paquebot d’un temps ancien – nommé « The Louis » sans chiffres romains ce qui semble indiquer les compter tous – échoué sur Nanjing Road. C’est comme si Elon Musk venait crasher une soucoupe volante sur les Champs-Elysées. Bienvenue sur Mars ! Certes, il y a quelques années à peine, tout le monde aurait applaudi. Aujourd’hui c’est moins sûr. Après tout, la Fondation Louis Vuitton en a bien posé une de soucoupe volante dans le jardin d’acclimatation parisien mais c’était encore l’heure, selon son architecte Frank Gehry, des bateaux à voiles. Au moins la soucoupe permet de se projeter dans le futur. Mais le paquebot qui sent le charbon, le vieux bois et la malle d’aïeux dont on ne se souvient plus du nom ?
D’ailleurs, alors que la planète entière a des accès de chaleur décourageants, les grandes marques du luxe tentent désespérément de sauvegarder leur économie. Oui mais voilà, les Chinois, rincés par le Covid, n’ont plus les moyens du superflu, les Américains multiplient les taxes malveillantes et les Européens crient misère. Signe de l’effondrement à venir, noter d’ailleurs, à cet endroit même, sur Nanjing Road, la collision inattendue des symboles d’un ancien monde.

En effet, la proue délicieusement élancée de « The Louis » n’est qu’à une encablure de l’immeuble Starbucks, grand et épais bâtiment rond et blanc qui se dresse devant lui, arborant fièrement sur son fronton l’emblème de la marque : une sirène. Depuis Homère, chacun sait bien que ces démons, par la douceur de leur chant et leur beauté originale, n’ont d’autre fonction que d’attirer les navigateurs sur les récifs. Pour le coup c’est réussi et « The Louis » semble lancé à fond les manivelles sur l’iceberg Starbucks – d’ailleurs qui s’est jamais soucié du sort de l’iceberg ? – et les Shanghaïens ont d’ores et déjà renommé l’embarcation Le Titanic. D’ailleurs, temporaire, le navire devrait éventuellement disparaître corps et biens…
Le paradoxe est que, pendant ce temps, sur fonds publics, le pays le plus numérisé au monde construit d’extraordinaires bibliothèques : notamment à Hangzou et à Tianjin avec l’agence X-living et, à Shanghai, une simple bibliothèque de quartier, dans le Xujiahui District, ouverte 24h/24, dessinée par David Chipperfield (qui n’est pas un inconnu en ville) !!!**

Pour en revenir à l’expression par LVMH d’un concept occidental exténué – et puis quoi pour la prochaine « exposition », une calèche ? – ce qui est inquiétant est à quel point cette architecture du désastre est proche de nous. Pourquoi devrions-nous en effet nous inquiéter du chantier naval de LVMH à Shanghai ?
Un article du Canard enchaîné, dès le 29 janvier 2025, indiquait que la nouvelle entrée Est du Louvre*** n’était pas pour déplaire à Bernard Arnault, propriétaire de LVMH et de la Samaritaine toute proche, désertée d’ailleurs par les Chinois et les Américains. Chacun sait le souci de l’intérêt général d’Emmanuel Macron, il est donc évidemment inconcevable que le président français eut été influencé par l’un des hommes les plus riches au monde pour prendre sa décision quant à l’endroit d’une nouvelle entrée du Louvre, un bien commun du pays.
Pour autant le risque demeure. De fait, cette entrée Est du Louvre est un projet truffé d’écueils et les sirènes sont déjà à jouer de la lyre et du pipeau.
Jusqu’au naufrage si LVMH s’en mêle ?
Christophe Leray
* Lire la présentation : À Reims, 4 rue des Crayères, Maison Ruinart métamorphosée par Sou Fujimoto
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*** * Lire l’édito Entrée ouest du Louvre – Un contre-projet impératif
Découvrir la pétition POUR UNE ENTRÉE OUEST AU MUSÉE DU LOUVRE