
Je ne conseille pas le pavillon allemand aux déprimés. J’ai été scannée et on m’a montré en rouge ma cervelle bouillonnante. J’ai pris la fuite. Visite.
Une fois de plus cette Biennale (la 19ème) – dont Carlo Ratti est le directeur artistique – a convoqué les architectes sans l’architecture, les ingénieurs, mathématiciens, climatologues, mais aussi les philosophes, artistes, écrivains, sculpteurs de bois (et c’est très laid), agriculteurs et designers : 750 contributions. Sans oublier Alter3 (1), le robot humanoïde, présent en os sinon en chair, qui a fait la joie des enfants. « Bonjour », dit-il, « oui je peux applaudir ». En fait, non, pas vraiment, on est loin de Unitree H1 (2), le squelette de métal arrive tout juste à bouger ses bras. D’applaudissements, point.
Ils sont pourtant venus – les architectes – résignés, histoire de se retrouver.
Le lendemain de l’inauguration, le 10 mai 2025, à la Fondation Giorgio Cini, Jean Nouvel, invité à une conversation inaugurale par Elizabeth Diller (Diller Scofidio + Renfro) et Mark Wigley (architecte, enseignant à Columbia University) présentait le projet parisien de la Fondation Cartier. Première question : « Jean Nouvel, êtes-vous architecte ? ». Réponse de l’intéressé : « L’architecte a perdu son pouvoir »
À l’Arsenal, Philippe Starck enchérit : « le sujet n’est plus l’architecture, il est humaniste, social, et politique. La construction traditionnelle doit se purifier de sa vénalité et retrouver son objectif premier, sa véritable nécessité. Fournir un toit aux millions de personnes qui n’en ont pas. Il y a urgence ». Son projet « Une maison pour le prix d’une voiture » est l’illustration de la seule approche possible selon lui : l’industrialisation. Il n’en est pas à son coup d’essai, se souvenir des maisons en kit pour Les 3 Suisses en collaboration avec Patrick Bouchain (1994). Cinq-cents coffrets édités, une vingtaine vendue. Avec un peu de chance, peut-être en retrouver un chez Emmaüs… en solde…
Le même jour, sous l’égide de l’Afex, au Teatrino du Palazzo Grassi, Gilles Perraudin, Grand Prix National d’Architecture 2025, qui n’en a pas fini avec la pierre bien qu’il ait raccourci son texte, nous parle d’intelligence de la matière… et fait la promotion de son dernier livre « Les jours sont longs » (3) !
Heureusement il y a Carlo Scarpa, encore et toujours, et la visite de la Palazzina Masieri, une belle au Grand Canal dormant restaurée et réveillée par Sophie Negropontes, qui y a ouvert en mars 2024 l’antenne de sa galerie parisienne. Un rêve dont Scarpa avait réaménagé les intérieurs en 1983 et tombé en désuétude. Un calepinage hypersophistiqué des coffrages de béton, la réhabilitation des « terrazzo a la calce » – à la chaux sans ajout de marbre, une serrurerie métallique élevée au rang de l’orfèvrerie – encadrement de portes, châssis de fenêtres, et les tuyauteries de chauffage, peintes en rouge vif, laissées apparentes et intégrées dans l’esthétique du bâtiment. Quand la fonction devient de l’art… Une leçon.
Aux Giardini, tout le monde s’ébaubit devant les maquettes du pavillon espagnol. De l’architecture enfin… Les maquettes en bois sont installées en duo sur des balances qui signifient littéralement le juste équilibre à trouver entre ce qui est bien et ce qu’il ne l’est pas. Et comme il faut être hermétique pour être crédible, voilà rameuté l’’’internality’’, un concept qui vient de l’économie et parle des décisions prises sans tenir compte des conséquences à long terme. Tout cela est fatigant. Dommage que le discours affiché soit peu clair. Sur les panneaux, il est écrit : « La planète a la fièvre… Heureusement l’intégration du bois massif industrialisé en architecture a commencé à jouer un rôle clé ». Fortunately dans le texte… Et quand ils auront épuisé les forêts, unfortunately, il restera quoi ??? Quelqu’un peut me dire ?
Pas en reste, le pavillon américain, de l’autre côté, s’est carrément doté d’un porche en bois pour planquer son néoclassicisme. Soit c’est une déclaration antitrumpiste (l’homme préconise le retour au néo) soit les incendies de janvier 2024 en Californie sont passés à la trappe. Mystère.
Je ne conseille pas le pavillon allemand aux déprimés. J’ai été scannée et on m’a montré en rouge ma cervelle bouillonnante. J’ai pris la fuite.
Le pavillon britannique est à fond dans la repentance colonialiste et la réparation. Il collabore avec le Kenya. Des perles, des plumes, des cartes.
La France, en panne de pavillon pour cause de travaux, s’est construit un échafaudage dont Dominique Jacob souligne qu’il n’est pas un abri mais une construction. Unfortunately, plus de 50 projets tirés sur des petits panneaux en medium (traité conforme paraît-il), avec autres panneaux d’explications qui n’en finissent pas, ne fournissent pas le rêve. Fortunately, il y a Eric Daniel-Lacombe (4), co-curateur du pavillon qui arrange l’affaire et poétise la situation en l’ouvrant sur la mer. « Face à la perte de l’abri, nous avons proposé un ouvert, une solidarité vers la nature, une solidarité vers la matière, une solidarité vers le vivant. Nous proposons aux visiteurs de caresser la mer, de la comprendre et de l’aimer », dit-il.
Le pavillon polonais qui convoque des grigris de protection et de bonheur a beaucoup plu. Une bougie en cire d’abeille protégeant la maison de la foudre et du tonnerre. Il fallait faire le tour du bâtiment avec la bougie, puis brûler le signe de croix au-dessus de la porte pour se protéger du mal. Décidément les temps sont durs.
Le pavillon serbe rejoue les Pénélope, sans l’amour ni l’attente. Des éléments tissés créent un paysage textile en fibres de laine. Le tricotage ferait référence à la première main bionique, conservée au Belgrade Museum of Science and Technology. La main technologique est présentée comme une extension de la pensée. La main et l’esprit tricotent et détricotent (rembobinent en vérité) l’installation. Le tissage de la laine renvoie à la tradition, à la mémoire, et sans doute à l’identité. Tout le monde adore. Je m’ennuie et je doute.
Le pavillon suisse (5) a fait radical et politique sur le mode Women empowerment. Cinq femmes architectes ont donc investi le pavillon construit en 1952 par Bruno Giacometti, avec des fragments d’un pavillon détruit conçu par Lisbeth Sachs pour la SAFFA (6) en 1958 à Zurich. Une superposition architecturale revendicatrice « Et si le Pavillon avait été construit par Lisbeth Sachs plutôt que par Bruno Giacometti ». Rien à voir ici avec les éructations grossières genre « prédominance du mâle blanc de plus de cinquante ans » qui ne déshonorent que celles qui les profèrent…
Dans la proposition protestation de ces cinq femmes il y a précisément le contraire : la force de faire et le silence qui est un cri. Quelque chose de déchirant, violemment beau. Et on l’écoute.
En sortant des Giardini, impossible de rater la librairie démontable conçue par Elizabeth Diller (Diller Scofidio + Renfro) qui n’est pas ancrée au sol mais tient par le poids des livres. Une belle métaphore pour un caravansérail de la culture.
En vérité la grande affaire de la Biennale, l’espace de liberté, c’est l’Arsenal. Le meilleur pour la fin.
Carlo Ratti (7) a donc embarqué son public et ses ouailles dans un bateau au titre mystérieux (8)… qui ne nous dit pas tout.
Intelligens dit-il. Le maître mot est ici séquencé, gens est souligné. Néologisme interactif (le mot logo vient du grec logos qui veut dire discours, raison, parole, étude) qui peut se décliner à l’infini. Si peu de modestie, c’est dommage.
Dans mon Gaffiot (9) (oui on en trouve encore…), intelligens est le participe présent de intelligere : comprendre.
Ailleurs, le même Carlo évoque une architecture sensible et réactive. Comme ce serait simple.

Sachant que Michelangelo Pistoletto (10) est à l’origine du concept « The Third Paradise Perspective », chacun comprend que nous n’allons peut-être pas tout droit au paradis. Ce paradis, perdu ou à chercher, est une expérience qu’il faut vivre seul. Dans la première grande salle de la Corderie, cinq bassins emplis à ras bord d’une eau dangereuse, stagnante et noire recouvrent la salle et distillent la peur. Des climatiseurs sont suspendus au plafond par dizaines. Il fait noir, chaud et humide. C’est grandiose. L’installation fait peur, sublime et inquiétante. Dans la solitude de la salle vide, le chemin et les volumes s’effacent. Nous sommes prisonniers du danger et de l’étrangeté. Les sens se brouillent. L’ovale devient un cercle. Les demi-cercles de lumière se démultiplient, se doublent. Le chemin devient une rivière. C’est beau et vertigineux comme une dernière vision. Ou un jugement dernier. À la fin, le visiteur se cogne à la réalité, piégé par le jeu des miroirs.
Il est question de survie. Pourquoi ? Pour rafraîchir l’espace habitable, on fabrique de l’air froid. Hélas pour fabriquer du froid, il faut dévorer de l’énergie qui chauffe l’atmosphère, produit du gaz carbonique et démultiplie l’effet de serre. Pour faire du froid, on envoie du chaud chez le voisin. C’est aussi simple et terrible que cela.
Pour finir deux notes d’espoir, l’une très futuriste, l’autre très traditionnelle.
Le dessin Coding plants présenté par le collectif de recherche new-yorkais Terreform ONE suggère d’utiliser l’ADN des algues pour stocker des données architecturales ; il s’agit d’exploiter le potentiel des micro-organismes et des bactéries. Plus besoin des data centers énergivores. Un simple gramme d’ADN pourrait stocker 215 millions de gigabytes…
« Dans le futur on ne construit pas des bibliothèques, on les cultive… »

Enfin, citons le projet Heatwave du pavillon du Bahreïn conçu par Andrea Faraguna. L’objectif ? Produire du froid sans climatisation mécanique : un forage dans le sol pour chercher la fraîcheur, une colonne verticale noire qui capte la chaleur solaire créant un effet de tirage thermique. L’air chaud monte et aspire l’air frais depuis le puits géothermique. Une solution de vie dans les chaleurs extrêmes. Des moyens simples et modestes qui remportent le Lion d’or. Rafraîchissant…
Tina Bloch (Envoyée spéciale)
Lire aussi Biennale Venise 2025 – Ce qu’en pensent les architectes
(1) Alter3 est un robot humanoïde autonome développé par l’université de Tokyo, d’Osaka et la Sté Alternative Machine Inc. Conçu pour explorer les interactions entre intelligence artificielle et comportements humains.
(2) Unitree H1 est un robot humanoïde quadrupède développé par l’entreprise chinoise Unitree Robotics, spécialisée dans les robots à usage civil, éducatif et industriel.
(3) Voir l’article Livres – Perraudin, Renaudie, Le Penhuel.
(4) Eric Daniel-Lacombe Architecte, titulaire de la chaire « Nouvelles urbanités face aux Risques Naturels : des abris-ouverts » Retrouver toutes ses Chroniques de la catastrophe annoncée.
(5) Lire la présentation : Pavillon Suisse – La forme finale est déterminée par l’architecte sur le chantier
(6) SAFFA Exposition Suisse du travail féminin
(7) Carlo Ratti architecte-ingénieur, commissaire de la Biennale d’Architecture 2025
(8) Intelligens. Natural. Artificial. Collective
(9) Gaffiot, dictionnaire latin-français édité en 1934 par Hachette
(10) Michelangelo Pistoletto est une figure majeure de l’Arte Povera. On peut citer « Venus des haillons », une statue de la déesse romaine à côté d’un tas de chiffons, installée sur la Piazza Municipio de Naples. Elle fait partie du programme culturel Napoli Contemporanea visant à lutter contre le consumérisme.