Au cœur du quartier d’affaires d’Abidjan, entre les arbres-dortoirs des chiroptères et les tours de béton et de verre témoins de l’âge d’or de la Côte d’Ivoire, se dresse une silhouette singulière, celle d’une « Dame » hors du temps et hors du commun : la « Dame du Plateau ». Chronique d’Abidjan.
Voisine à la fois discrète et envahissante, la « Dame » c’est un peu aussi la « maison de Batman » ; nous la surnommions ainsi mon frère et moi lors de nos balades journalières. Je découvrais d’ailleurs, quelques années plus tard, que nous n’étions pas les seuls.
Point spatial culminant au cœur d’une constellation d’édifices, chacun emblématique à sa manière, elle incarne, à l’image des chauves-souris qui ont résisté aux tentatives de l’urbanisme colonial d’effacer le caractère naturel des lieux, une forme de résilience. Mais au-delà, la comprendre permet d’ouvrir une voie vers une exploration plus profonde de la ville d’Abidjan et de mieux saisir la complexité de cette dernière.
Qui se cache donc derrière cette figure pyramidale si singulière ? En quoi est-elle un marqueur essentiel du paysage urbain abidjanais ? Et surtout, en quoi cette « Dame » est-elle révélatrice d’une lutte silencieuse entre les différentes forces qui façonnent la capitale économique ivoirienne ?
Surnom donné à la « Pyramide d’Abidjan », la « Dame du Plateau » est tout d’abord un lieu, mais bien plus encore. L’édifice, construit entre 1968 et 1973 par l’architecte italien Rinaldo Olivieri (en collaboration avec l’ingénieur Riccardo Morrandi), constitue une exception dans le panorama du quartier d’affaires abidjanais. Son élévation au rang de « Dame » reflète à la fois son inscription dans la mémoire collective et sa reconnaissance sociale en tant qu’œuvre architecturale africaine.
Tirée entre les symboles de la ville africaine et ceux de la métropole ivoirienne, la « Pyramide » est un concentré de la situation urbaine et sociale de la ville d’Abidjan, lui octroyant une dimension totémique et une place importante dans l’équilibre métaphysique de la ville.
Au-delà de ses qualités formelles, qui la distinguent des autres tours surgissant du Plateau, c’est son état d’abandon qui fascine ceux qui arpentent le quartier. Un monument fantôme dans une ville-vitrine (un concept que nous développerons dans une prochaine chronique), et dont la seule présence suffit à entretenir un imaginaire qui dépasse les frontières abidjanaises, bien que sa « durée de vie » ait été relativement courte.
Conçue à l’origine pour être un centre polyvalent de 15 étages, la « Pyramide » devait accueillir commerces, bureaux, résidences, boîte de nuit, restaurant, salles de conférences et même un parking de 1 500 places. Cependant, peu de temps après sa construction, elle fut rapidement abandonnée. Ce qui avait fait sa singularité, à savoir sa forme pyramidale inspirée des habitations traditionnelles africaines, devint paradoxalement la raison de son déclin. En effet, cette géométrie entraîne une réduction des surfaces utilisables à mesure que l’on monte dans l’édifice, et ainsi une inégale répartition entre les espaces dits « servis » et « servants ».
La morphologie particulière de la « Dame » se présente donc à la fois comme symbole et comme ruine. L’architecture de la « Dame du Plateau », en empêchant son exploitation commerciale, lui attribue une dimension d’« anti-tour commerciale ». Une posture presque rebelle qui renforce ainsi son statut d’exception au cœur d’un quartier qui est censé incarner une vitrine économique du pays.
D’où proviennent donc les sources de la puissance symbolique de ce bâtiment ?
Outre son architecture, que les Ivoiriens perçoivent comme une manifestation de la culture africaine, la proximité immédiate des chiroptères, ces petites créatures volantes, confère à l’édifice une aura à caractère mystique…
Ainsi, au-delà de la résistance à l’image coloniale de ces deux symboles d’Abidjan, et le risque de leurs disparitions engendré par la pression foncière, la « Dame du Plateau » et les chiroptères ont, grâce à une dimension presque poétique que dégage la « Pyramide », un lien intrinsèque dans l’imaginaire des Abidjanais. Une relation qui pourrait s’expliquer par l’aspect physique de cet édifice mais surtout par l’aura qui en émane. Une aura singulière qui s’est renforcée au fil du temps et de la colonisation par la nature de la structure existante.
C’est une architecture qui existe pour elle-même, qui inspire une forme de silence, un temps d’arrêt dans une ville, qui, nous le verrons prochainement, est tombée aux mains de l’automobile.
Ce qui explique également l’attachement des Ivoiriens à ce monument est le fait qu’en plus de s’inspirer de principes modernistes et brutalistes pour concevoir la « Pyramide », Rinaldo Olivieri mêle des inspirations locales (la hutte africaine pour expliquer la forme pyramidale) et des références tribales, comme le lustre qui surplombe le hall d’entrée. La « Dame » tente ainsi de construire avec son milieu : une robe de brise-soleil, qui fait également office de garde-corps, habille les façades du bâtiment, le protégeant ainsi du soleil africain.
Cette hybridation entre architecture internationale et locale participe à la puissance narrative du bâtiment et fait écho à la dualité de son usage. Depuis son existence, la « Pyramide » est tirée entre deux mondes ; parfois formel, où elle abrite des locaux ministériels ou des commerces, et est donc symbole de l’économie globalisée, et parfois informel, où squatteurs et marchandeurs se partagent les lieux, et donc une microéconomie y naît. Il arrive même que le formel et l’informel se côtoient.
Cette capacité de réversibilité entre formel/informel de la « Dame » est une sorte de concentré de la situation urbaine, sociale et identitaire de la ville d’Abidjan, tirée entre les symboles de la ville africaine, et celle de la métropole postcoloniale. La « Pyramide » est ainsi révélatrice d’une lutte politique entre plusieurs acteurs de la capitale… qui tentent de s’approprier la « Dame du Plateau ». Sauront-ils cohabiter dans ce même terrain spatial ?
Nous tenterons de répondre à cette problématique dans une chronique à venir car, derrière la robe qui habille l’édifice, le « retour à la nature » de ce lieu si particulier, pourtant si peu documenté, est à découvrir.
Une ascension qui nous emmène tout là-haut, où nos regards se dilatent pour découvrir une géographie atypique, et où les brouhahas de la ville deviennent de simples bruits de fond. Dans la « Pyramide », on est hors du temps, on habite les horizons.
Thierry Gedeon
Conteur d’architecture
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