Et si l’architecture n’était qu’une recette aboutie, talentueuse parfois mais le plus souvent « à la manière d’un chef étoilé », comme on dit dans la pub, avec des ingrédients fomentés par des industriels et distribués dans les ArchiMarkets du néolibéralisme ?
Qui n’a jamais jeté un coup d’œil – interrogateur, dubitatif ou surpris – sur le caddie de son voisin dans la file d’attente lors du passage en caisse au supermarché ? La magie du libre-service permettrait à chacun de diversifier ses achats ! Nos caddies, nos consciences ?
Le concept de libre-service est né aux Etats-Unis en 1916 à Memphis quand l’épicier Clarence Saunders propose dans son magasin du 79 Jefferson Street des marchandises préemballées, étiquetées et posées bien en vue sur les étagères et les gondoles à portée de main des clients. Le modèle de production en série à prix unique a vu le jour.
En France, la formule américaine est utilisée par les grands magasins pour gérer la crise de 1929.
Les Nouvelles Galeries créent Uniprix avec l’aide de l’Allemand Karstadt en 1928 ; Le Printemps fonde Prisunic en 1931 et les Galeries Lafayette créent Monoprix en 1932. L’organisation des magasins est influencée par la rationalisation américaine et la vente des produits fabriqués en série devient standardisée et à prix unique.
Un siècle plus tard, l’humanité est allée au bout de sa logique, nous voilà tous devenus caissiers ! Face à des automates qui nous expliquent que « le produit déposé n’est pas celui que vous avez scanné » ! Vendeur ! Vendeur ! Au secours !
Dès 1923, Monsieur Leroy père s’intéresse au surplus des stocks américains, véritable mine d’or de matériel à une époque où tout était à reconstruire, à commencer par les logements. Son fils Adolphe et son épouse Rose Merlin ouvrent ensemble un premier magasin : le « Stock Américain ». Ils y proposent des maisons vendues en kit et des matériaux de construction.
Le « Stock américain » multiplie les succès : en 1947 le couple ouvre deux autres dépôts et, dès 1960, le « Stock Américain » devient « Leroy-Merlin » ; la vente de « la pièce détachée » des matériaux de construction est désormais à portée de caddie !
Dans les années ‘40, d’autres enseignes voient le jour et proposent également de « la pièce détachée » accessible en caddie, en transpalette, en livraison. De la quincaillerie au parpaing en passant par la plomberie, l’électricité, la menuiserie, etc., tout y est ou presque en libre-service.
Mais « la pièce détachée » ne fait pas l’habit, encore moins le moine ! Ni l’architecture !
En effet, si le prêt-à-porter à son défilé, la vêture – nom savant qui signifie le vêtement d’un bâtiment –, ce qui est donné à voir en somme, a également son propre défilé : celui du VRP, le commercial qui arpente les agences d’architecture pour présenter les produits qui habilleront les façades de demain !
Échantillons en valisette – modèle réduit du caddie – le commercial vente la qualité esthétique, les valeurs environnementales, celles de la durabilité, celles de… Etc. L’échantillon en valisette s’inscrit progressivement dans l’esthétique et l’économique globale.
Le caddie est plein : il bave et dégueule des produits et des idées en tout genre. La tournée continue, les achats sont loin d’être terminés, il reste à arpenter le rayon des recettes, celui de la règlementation, celui encore de la performance, de l’environnement, de l’écologie, du bio-sourcé, du dé-carboné, de la pollution… Il faut dire que l’ArchiMarket est immense, plein de ressources débordant d’enthousiasme pour le monde de demain !
Au vrai, il y a le caddie pollueur, celui de tous les maux : béton, plastique, PVC, métaux, polystyrène, pétrole, etc. Au risque de passer pour un « réac » en prononçant l’un de ces mots, se souvenir que ce sont les matériaux des Trente glorieuses, toujours utilisés par la grâce d’une économie de projet hasardeuse sous la coupe de la dictature du pas cher !
Il y a aussi le caddie énergétique, dans lequel se trouvent la Règlementation thermique (RT), les certifications et labels. C’est dans ce rayon qu’attend l’énergie fossile, avec son lot de polystyrène et de plastique aux arômes industriels pour enjoliver le tout, histoire de maintenir les coûts planchers !
Au rayon des recettes, croiser en tête de gondole les matériaux biosourcés, issus de la matière organique renouvelable (biomasse) ou d’origine végétale ou animale. La nature de ces matériaux est multiple : le bois, le chanvre, la paille, la ouate de cellulose, les textiles recyclés, les balles de céréales, les miscanthus, le liège, le lin, le chaume, l’herbe de prairie… La liste est longue ! Le caddie ne suffit plus, le transpalette biosourcé est de mise !
Dans l’ArchiMarket, le bois est la référence incontournable : une augmentation de stock représente un puits et une réduction de stock, une émission.
Selon l’ADEME (Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie), chaque année la France produit 14 millions de tonnes de déchets de bois. Pour que les déchets soient valorisés, ils doivent préalablement être triés et collectés. L’ADEME assure que 90 % de ces déchets sont valorisés et 49 % font l’objet d’une valorisation matière. Puits ou Emission !
Les bâtiments consomment 40 % de l’énergie finale et sont responsables de 23 % des émissions de gaz à effet de serre. Si l’idée de construire des bâtiments moins énergivores fait consensus, il règne aujourd’hui à ce sujet une grande confusion, tout se passe comme si ces objectifs étaient négociables, alors qu’en réalité ils nous sont imposés par le contexte climatique. Celui-ci n’a de cesse de nous emmèner vers les rayons de l’innovation Décarboné. Le caddie décarboné vaut son pesant d’or : électricité nucléaire – décarbonée ; métaux rares pour les batteries de stockage de l’électricité nucléaire – décarbonés ; cellule photovoltaïque – décarbonée.
La Silicone Valley excelle dans le décarboné, elle a conçu une voiture de deux tonnes en tout électrique, il fallait charbonner !
Enfin, il y a le caddie renouvelable, on fait la liste des mêmes ingrédients de la recette « à la manière de… » et on retourne à l’ArchiMarket !
Gemaile Rechak
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