Dans tous les cas de figure, il est certain que les musées vont devoir repenser leurs espaces de monstration liés aux nouvelles problématiques de circulation. Rencontre avec Penelope Curtis, commissaire de l’exposition Art On Display 1949-1969, sur la scénographie d’exposition à l’heure de la réouverture des Musées.
Juste avant le confinement lié au Covid-19, s’est tenue à Lisbonne, dans les espaces d’expositions temporaires de la Fondation Calouste Gulbenkian, l’exposition d’expositions : Art On Display 1949-1969 *. Cette dernière devait – devrait ? – ouvrir dans sa version néerlandaise cet été au Het Nieuwe Institut. Une autre dimension pèse sur la création originale de la scénographie : les tonnes et les tonnes de déchets de matériaux engendrées par le taux, élevé, de renouvellement des expositions par année.
L’après-guerre 39-45 : l’expérimentation architecturale est la règle
Pour tout amateur d’expositions aux scénographies radicales dessinées par des architectes, un casting de rêve était réuni à la fin de l’hiver 2020 dans le Musée Calouste Gulbenkian : Carla Scarpa, Lina Bo Bardi, Alison et Peter Smithson, Aldo van Eyck et les moins connus mais néanmoins remarquables Franco Albini et Franca Helg. Ces deux derniers ont conçu toute l’architecture intérieure du musée dans laquelle la collection « parisienne » du célèbre roi du pétrole Calouste Gulbenkian est exposée depuis maintenant 50 ans.
Il est important de rappeler que ce grand collectionneur de toutes les époques artistiques réservait sa collection à quelques privilégiés car, avant d’être déplacée dans un musée, elle était située dans son hôtel particulier à Paris. D’ailleurs Albini et Helg ont bien traduit dans leur design l’échelle « domestique » de cette collection.
Art On Display 1949-69 est composée d’une compilation de morceaux d’exposition où la manière d’accrocher les œuvres était expérimentale et, par extension, radicale. Après la visite de cette exposition – en petit comité, un luxe qui va certainement s’avérer la norme – un double sentiment de calme et de ravissement l’emporte.
Prenons le premier espace, celui-ci rejoue l’aménagement intérieur du Palazzo Bianco à Gênes, d’Albini & Helg. Ne serait-ce que de pouvoir contempler les œuvres assis dans un fauteuil dessiné à cet effet, et qui plus est confortable … Reste un souvenir agréable pour les yeux, le corps et l’esprit.
Dans Art On Display, tout est fait, et à juste titre, pour mettre en valeur l’architecte Albini. En effet, il fut à la fois le conseiller pour l’élaboration du cahier des charges du siège social de la Fondation Calouste Gulbenkian, mitoyenne du musée, et le designer des espaces intérieurs consacrés à la collection et autres usages liés à cette dernière.
Dans le catalogue*, les nombreuses reproductions anciennes, in-situ, et une quantité non négligeable de vues de l’exposition de Lisbonne permettent de bien se projeter dans les expositions historiques et dans l’exposition d’expositions.
Rencontre avec Pénélope Curtis, co-commissaire de l’exposition Art On Display
A l’occasion de la visite presse de l’exposition Art On Display, nous avons rencontré la directrice des lieux. En provenance de la Tate Britain, la britannique Pénélope Curtis répond à quelques questions autour de l’idée d’accrochage, depuis les années 1950 à aujourd’hui, et à la question du bilan carbone de la muséologie temporaire.
Chroniques – Concernant la question de la spécialisation des architectes, est-ce préférable de travailler avec des architectes d’intérieurs hyper spécialisés ou les généralistes conviennent-ils pour dessiner les espaces d’accrochages ?
Penelope Curtis – En ce qui concerne la Fondation Gulbenkian, inaugurée en 1969, les architectes – Ruy d’Athouguia, Alberto Pessoa et Pedro Cid – n’ont pas eu le design pour l’intérieur du musée. On a énormément parlé du site, du siège social de la Fondation mais très peu du Musée, de son contenu et de sa mise en espace. Je pense qu’à l’époque, les acteurs du Musée ont choisi Franco Albini parce qu’il était designer et architecte. Comme Dirk van den Heuvel (co-commissaire de l’exposition et directeur du Het Nieuwe Institut de Rotterdam) l’a rappelé, tous les architectes exposés dans Art On Display et, surtout, les deux protagonistes historiques du musée, à savoir Franco Albini et Franca Helg, sont d’abord des architectes avant d’être des designers.
Mais comme toutes ces personnes aimaient l’art et côtoyaient des amis artistes, elles ont plongé facilement dans le monde des musées. Je pense notamment aux Smithson et à Aldo van Eyck. Scarpa suivait ses contemporains artistes et Albini avait une importante collection d’art classique. Albini n’avait pas peur de l’art. Il pouvait mélanger le mobilier avec les peintures sans problème, ce n’est pas si courant. Nous le voyons bien dans les espaces dédiés à la collection permanente ; il y a une ambiance entre maison et musée.
Scarpa, quant à lui, je le vois comme un architecte commercial, tout au moins au début, il a mis en valeur les œuvres pour mieux les vendre, sa manière d’isoler l’œuvre pour la mettre en valeur devient sa marque de fabrique. Pour revenir à Albini, chez lui la dimension solennelle face à l’œuvre était proche de celle d’un recueillement.
Pour répondre plus précisément à la question, je pense que les différents architectes exposés dans Art On Display 1949-1969 étaient davantage concernés par l’art et proches de nombreux artistes que la majorité des stars architectes d’aujourd’hui. Ils avaient étudié dans le détail la peinture, la sculpture, etc. Très souvent, maintenant, les stars architectes ne sont consultées que pour dessiner l’enveloppe du musée et pas les intérieurs ; et ils n’aiment pas forcément l’art.
Donc nous serions passés d’une époque où l’architecture était conçue comme une œuvre d’art totale à une autre qui a séparé les métiers (architecte, architecte d’intérieur et/ou design d’espace, design d’objet, etc.) …
Je pense que maintenant, comme tout le monde le sait, comme vous le savez, il y a des bâtiments sculptures. De l’extérieur Gehry, Koolhaas, etc. dessinent des sculptures ! Mais il n’y a peu ou pas de souci pour l’intérieur d’un musée.
Nous en sommes toujours au niveau du résultat problématique du Musée Guggenheim de New York ?
A ce propos Maria José de Mendonça, la première directrice du Musée Gulbenkian, a entendu James Johnson Sweeney du Guggenheim demander lors de la Conférence de 1959 (Stockholm) de l’ICOM (le Conseil international des musées de l’UNESCO), de veiller à ce que plus jamais un architecte ne soit laissé libre de ses actes lors de la conception d’un musée. Mendonça prit la parole et parla des plans de Gulbenkian, un vote fut organisé à l’issue de la conférence avec pour résultat : l’architecte doit suivre le programme fourni par le muséologue.
Plus tard, elle nota que Philip Johnson avait demandé si les architectes et les directeurs de musée pourraient se comprendre un jour **. Le Musée Calouste Gulbenkian donna raison à Mendonça car elle put travailler avec intelligence avec Albini pour le résultat que nous connaissons. Hélas cet exemple reste une exception ; la plupart des musées sont conçus sans une étroite collaboration avec les conservatrices et directeurs artistiques.
Est-ce qu’en déplaçant des exemples de muséographie des années 1950-1960, pas du tout dans la norme actuelle du « White Cube », vous vouliez réactiver l’idée d’accrochage non standard ?
Non pas vraiment, à l’occasion des 50 ans de l’ouverture du musée et en tant que récente nouvelle directrice, je voulais en savoir plus sur cette période fondatrice. Je pense que cette période est très inventive et radicale, plus que maintenant, ou autant que maintenant. Les acteurs de cette période avaient vécu la guerre, il n’y avait pas beaucoup d’argent et ils ont beaucoup essayé. De plus, la protection des œuvres d’art n’était pas aussi exigeante, donc les conservateurs étaient plus libres.
Vous avez raison de souligner la liberté car elle est aujourd’hui largement remise en cause par différents aspects. Que ce soit la conservation, la multiplicité des activités dans le musée et maintenant la sensibilisation au bilan carbone des expositions ; les musées accumulent les contraintes. Que pouvez-vous dire du recyclage des matériaux utilisés d’une exposition à l’autre ? Le faites-vous ? Ne trouvez-vous pas que cela appauvrit l’expérimentation, ou à l’inverse, la contrainte devient-elle une donnée créative ?
Ici, nous avons un musée qui ne bouge pas beaucoup et c’est difficile de l’améliorer car il est déjà remarquable. Le musée a été pensé pour durer très longtemps en l’état. Un autre avantage, et pas des moindres, nous avons deux architectes en interne, à plein temps, chargées des expositions temporaires. Résultat, les scénographies sont bien conçues car nous disposons d’un temps suffisant pour bien les penser et les réaliser.
Et nous essayons de réutiliser les matériaux d’une expo à l’autre mais ce n’est pas toujours facile. Par exemple, certains matériaux, comme les panneaux de verre, sont plus faciles à réemployer. Nous essayons. Nous essayons de plus en plus. Et comme le bâtiment à de nombreux espaces de stockage souterrains, nous avons de la place pour garder les matériaux.
Pour revenir au « White Cube », quelle est votre position ? Car il y a ceux qui pensent que, finalement, seul le « White Cube » met en valeur l’œuvre d’art, et ici, nous sommes dans une exposition qui va totalement à l’encontre de ce modèle. Dans Art On Display, les œuvres sont totalement noyées dans l’espace architecturé.
Je ne pense pas qu’il y ait ici de scénographies qui noient des œuvres.
Encore une fois, j’adore Lina Bo Bardi, elle dématérialise complètement l’idée même de cimaise. Quand nous arrivons dans son installation, nous voyons un nuage d’œuvres magnifique mais qui ne donne pas forcément envie de s’arrêter devant une œuvre comme dans un « White Cube » où nous ne sommes attirés que par l’œuvre. Paradoxalement, plastiquement, la proposition de Bo Bardi est extraordinaire.
Je trouve l’attitude de Bo Bardi un peu agressive par rapport à l’œuvre d’art. Elle met en valeur plus l’installation que l’œuvre d’art. Je pense qu’avec Albini c’est le contraire.
Son mari était le directeur du MASP (Musée d’Art de São Paulo au Brésil) …
Oui, elle a eu de la chance, elle pouvait faire ce qu’elle voulait. Mais je n’ai pas d’avis définitif. Les « White Cube » peuvent fonctionner très bien mais pas toujours. Prenez la sculpture, un peu de texture autour, c’est intéressant.
Sinon, lorsque nous déambulons dans la première partie de l’exposition consacrée à Albini, le travail de l’artiste française Tatania Trouvé me revient à l’esprit …
De nombreux d’artistes contemporains travaillent en relation avec les propositions spatiales de Scarpa ou Albini. L’artiste portugaise Leonor Antunes revendique l’héritage de ces deux architectes passionnés de scénographies d’exposition, d’art tout simplement.
Demain …
A l’heure de la réouverture des petits, et bientôt des grands musées, il faudrait que l’ensemble des professionnels de la muséographie réfléchisse à ne pas retomber dans la dimension « parc d’attractions ».
En effet l’injonction de faire du chiffre, d’attirer tous les publics, de démultiplier les activités paramuséales qui n’ont souvent strictement rien à voir avec les missions premières des musées, à savoir la conservation, la monstration des œuvres patrimoniales ou actuelles et la recherche autour de celles-ci, tous ces phénomènes entraînent un trop-plein de personnes dans ces espaces ayant pour incidence de ne plus permettre à qui que ce soit de regarder, de voir et pourquoi pas de comprendre la moindre des œuvres accrochées.
Après cette période dramatique de pandémie et les lourdes contraintes de sécurité inhérentes à la réouverture des musées courant mai, nous pouvons espérer que les décideurs permettront à ces lieux hautement symboliques de redevenir des espaces réservés aux regardeurs des œuvres d’art (et pas uniquement aux consommateurs socioculturels qui font fuir les amateurs d’art). Avec la mise en place d’une certaine distance obligatoire pour la sécurité sanitaire, cette distance devrait être la plus adéquate pour une contemplation juste de tous ces chefs-d’œuvre.
Christophe Le Gac
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*, ** Art on Display – Albini & Helg, Bo Bardi, Van Eyck, Smithsons, Scarpa, collectif, éditions Calouste Gulbenkian Foundation, Lisbonne, 2019.
Art on Display 1949-69, Calouste Gulbenkian Museum
Commissariat assuré par Penelope Curtis (Gulbenkian) et Dirk van den Heuvel (Het Nieuwe)
Du 8 novembre 2019 au 2 mars 2020, à Lisbonne ; puis au Het Nieuwe Institut, à Rotterdam, à partir de ???.