Depuis maintenant un mois, je travaille à l’étranger. Bien que temporaire, cette décision n’a pas été prise sans appréhension : arriverons-nous, mon associée et moi, à garder le même rythme sans être ensemble ? La charge de travail ne sera-t-elle pas déséquilibrée ? Devons-nous le dire à nos clients ? Journal d’une jeune architecte.
Je me suis rendu compte en cherchant nos propres réponses que beaucoup d’agences autour de nous étaient concernées par ces questions de polynucléarité.
De nombreuses raisons nécessitent le besoin ou l’envie de partir mais comment faire lorsqu’on dirige une société d’architecture ? Sommes-nous attachés ad vitam æternam à un territoire et son organisation ? Est-ce un choix déstructurant de s’absenter quelques mois ? L’agence peut-elle tourner avec nous au bout d’une petite caméra ?
Quand la question s’est posée à nous, mon associée et moi, j’ai mis un peu de temps à répondre pourquoi pas… Diriger une jeune agence d’architecture est prenant, cela est devenu une forme de priorité dans nos vies, alors s’éloigner physiquement de l’agence semble risqué de prime abord même si l’expérience se veut fertile et plurielle.
Une question d’organisation ?
Avant de prendre la décision de partir, la première question à laquelle nous devions répondre était : techniquement est-ce réalisable ? Il nous a donc fallu nous pencher sur les tâches au sein de l’agence et repenser l’organisation du travail. Que pourrai-je donc bien faire si je ne suis pas présente physiquement ? Je me suis vite rendu compte en le couchant sur le papier que la liste était bien plus longue que je ne le pensais !
La prospection, les appels d’offres, la comptabilité, reprendre une partie de la production, la gestion des projets, les réunions en visioconférence, etc. In fine, la question était plutôt : qu’est-ce que je ne pourrais plus faire ? Les suivis de chantier, les visites de site, les rendez-vous de développement et puis… et puis… et bien pas grand-chose d’autre. Cependant, même s’ils ne sont finalement pas si nombreux, il peut être fatigant pour une personne seule d’assumer entièrement ces postes, de plus cela requiert du mouvement et de la souplesse de la part de l’équipe. C’était à ne pas minimiser.
Jusqu’alors, mon associée et moi nous répartissions les tâches dans un suivi de projet « de la conception à la réalisation ». Il nous fallut donc réorganiser cette répartition et cela a fini par créer de nouvelles synergies très intéressantes de partage des responsabilités durant la production d’un projet. Dans notre cas, alors que je ne serai à l’étranger que pour quelques mois et avec des retours ponctuels prévus, nous n’avons pas eu à produire une réorganisation définitive mais j’imagine que pour certaines agences cela fait partie du processus même d’organisation des taches.
Sur le volet mission nous étions donc théoriquement rassurées mais il restait quelques petites choses à affiner.
Avoir les bons outils : en réalité, nous avions déjà envisagé la mobilité dans notre processus d’agence. Réalisant de plus en plus de projets dans le Perche, l’agence est donc déjà en soi mobile entre deux territoires, Paris-Perche. Nous y avons pensé en achetant nos ordinateurs, investissant plutôt dans des portables branchés à des écrans pour faire le choix de la flexibilité et/ou du télétravail ponctuel. Je peux donc me déplacer sans problème, voire partir donc, avec mon poste de travail. Comme quasiment tous nos documents de travail sont en réseau, il n’y avait pas vraiment d’inquiétude sur ce volet.
Je m’attache à rester joignable et à pouvoir joindre : être associée, c’est passer une bonne partie de ses journées au téléphone avec les entreprises, les élus, les clients. Comme il n’est pas question de demander à un ABF de nous appeler sur Whatsapp, nous avons fini par trouver un abonnement téléphonique qui permet de garder temporairement mon numéro français joignable à l’étranger.
Le lien
Il reste un point important, cette décision doit procéder d’un choix d’équipe, nous en discutons donc et l’appréhension n’étant plus organisationnelle, elle en devient sociale. À quel point avons-nous besoin de nous voir ? Je ne crois pas vraiment à cette mouvance des entreprises à la mode 100 % « remote ». Les équipes ne se sentiront-elle pas « esseulées » ? Ce départ ne risque-t-il pas de déséquilibrer notre dynamique d’agence ?
À l’image du monde numérique et de ses communautés virtuelles, d’aucuns estiment que nous n’aurons bientôt plus besoin de contact physique, que se voir et échanger en visioconférence deviendra une nouvelle réalité satisfaisante.
Je suis certaine que cela peut fonctionner et c’est fascinant, regardons les communautés Discord par exemple, mais a-t-on envie de vivre ainsi ? Nous prônons une agence low-Tech tournée vers l’humain : pouvons-nous nous passer d’être ensemble ?
Dans notre cas, nous avons estimé que, cette distance étant temporaire, il n’y avait pas forcément lieu d’opérer de grands changements dans le fonctionnement de l’agence mais, en l’occurrence, ces réflexions et ces questionnements se sont révélés plein d’intérêt. Pour autant, ceux qui doivent ou souhaitent s’installer durablement loin de leur équipe, comment font-ils ?
Depuis un mois que je suis installée à l’étranger, l’expérience se déroule plutôt bien : techniquement, il n’y a pas de problème et, comme je ne suis qu’à une heure de décalage horaire (ce qui est même parfois un avantage), cela n’a induit aucune difficulté pour mes interlocuteurs, la plupart d’ailleurs au courant. Pour eux, du moment que je réponds au téléphone et que je suis disponible, peu importe où je me trouve. Je me déplace cependant pour les réunions le nécessitant et, pour le reste, nous responsabilisons un peu plus les collaborateurs.
J’ai la chance d’avoir mon associée sur place à Paris et je pense que cela change tout. Bien que notre équipe n’ait pas besoin d’être chaperonnée par la patronne en continu, le fait d’être ensemble participe indéniablement à « l’esprit de corps » d’une agence.
Avantages
Finalement nous confronter à la distance nous a poussées à voir les avantages d’une agence polynucléaire. Je suis loin, je parcours le monde et de nouveaux territoires éventuels de projets et pourtant je me sens proche de mes équipes.
Avec ce petit mois d’expérience rythmé de visioconférences, je ne me sens finalement pas si isolée. Il me manque certes les discussions de comptoir de la pause déjeuner mais le partage, l’humour et l’affection passent aussi par message et en vidéo.
Pour combien de temps encore cela va-t-il continuer à bien se passer ? Un mois est-il suffisant un retour d’expérience ? Je pense que cette approche naïve va se nourrir dans les quelques mois à venir, se complexifier et s’enrichir. Et puis, notre studio est aujourd’hui une priorité, en cas de nécessité, je serai de retour à Paris définitivement en à peine quelques heures.
D’un autre côté, cette aventure a le mérite de permettre d’envisager et de découvrir de nouveaux marchés potentiels. En tout état de cause, partir est inspirant et nous a poussées à repenser notre façon de dessiner, de concevoir et de construire et, en cela, nous avons déjà, ceux qui partent comme ceux qui restent, enrichi notre pratique.
Estelle Poisson
Architecte – Constellations Studio
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