Difficile pour Martine, maire sans étiquette de Sainte-Gemmes, une petite ville de banlieue, de construire dans sa commune en répondant à tout et son contraire. Bas carbone ? Bio diversité ? Que faire ?
Au fil de ses mandats, Martine a développé un goût, de profane certes, pour l’architecture. Elle est d’ailleurs assez fière de sa maison de retraite, qu’elle se refuse à appeler EHPAD – quel nom horrible ! – , de sa salle des sports, de sa salle des fêtes, de sa médiathèque, et de son opération de logements mixtes – sociaux et intermédiaires en accession – qu’elle a vu naître sur sa commune, parmi d’autres projets. Mais si les ouvrages fonctionnent comme prévu, ces réalisations commencent à dater et la commune a de nouveaux besoins.
Surtout, lors des dernières élections municipales, elle a bien vu l’influence, verte disons, de tous ses nouveaux administrés arrivés de la ville en conquérants au volant de leurs grosses voitures. Elle est parvenue jusqu’ à aujourd’hui à conserver sa population originelle dans les limites du bourg mais elle est consciente de la tension qui se développe entre nouveaux et anciens habitants.
Bref, pour son nouveau projet, un programme mixte de logements, y compris sociaux, de commerces et d’activités – les artisans aiment autant rester proches de leur clientèle – elle souhaite autant que faire se peut anticiper sur les inévitables polémiques. C’est ce pourquoi elle a invité Gaëtan, son vieil ami architecte, qui vieillit d’ailleurs en même temps qu’elle, se dit-elle en l’accueillant sur sa terrasse au soleil d’automne sur les coteaux de Sainte-Gemmes.
Après avoir trinqué au temps qui passe et à l’architecture qui demeure, Martine en vient au cœur du sujet qui la tracasse.
« Gaëtan », dit-elle. « Avant de lancer l’enquête publique, je suis en train de préparer ma communication vis-à-vis de mes administrés, les anciens et les nouveaux, alors j’ai besoin que vous m’aidiez à expliquer et comment présenter un projet « bas carbone » puisque c’est obligatoire désormais alors que je dois loger 200 familles, la moitié déjà du coin, les autres venus d’ailleurs, que j’essaye de chasser les investisseurs rapaces et que je n’ai que le budget de la commune… Bref, bas carbone, biodiversité, que puis-je dire de concret aux Gemmois, Gaëtan ? ».
Gaëtan, souriant : « C’est vrai qu’aujourd’hui, les contraintes sont devenues tellement contradictoires que plus personne ne s’y retrouve ».
Martine : « Pour autant, et tous les Gemmois comme moi, j’entends bien à la radio et dans les gazettes, les bâtiments « bas carbone » pour sauver la planète et blablabla … Vous qui êtes un professionnel, vous en pensez quoi ? C’est très bien, sans doute, mais, vraiment, est-ce possible ? Sans que cela ne coûte le prix d’une fusée pour aller sur Mars ??? ».
Gaëtan (après réflexion) : « Le bâtiment bas carbone, a priori cela ressemble à une bonne idée. Pour autant, comme la définition est impossible à définir, tout le monde fait du bas carbone comme il l’entend et sans doute à tort et à travers comme Monsieur Jourdain. Tenez, j’ai un maître d’ouvrage qui, pour se distinguer, sur l’un des concours sur lequel je travaille en ce moment, demande du « très bas carbone » et un fonctionnement « ‘très’ low impact ». Et puis quoi, demain, du « très, très, très, bas carbone » ? C’est devenu une course à l’échalote et je me dis, en ce qui concerne vos administrés qui aujourd’hui cultivent fleurs et légumes dans les jardins partagés de la commune le long de la rivière, que vous aurez du mal à les convaincre qu’ils seront mieux à faire pousser des tomates sur leurs balcons dans un bâtiment « bas carbone » et biodivers ».
Martine qui pense à ses petits-enfants : « N’est-il pas important cependant de préserver les ressources de la planète ? ».
Gaëtan : « Certes. Mais c‘est une question d’échelle. J’ai d’ailleurs pensé à développer un concept d’isolation en substrat végétal pour des champignons comestibles et accessibles. Comme ça dès qu’il pleut, chacun a son coin à champignons. Mais comment rendre l’idée un peu sexy pour mon client et, surtout, pour le bureau de contrôle ? Mon copain Emmanuel P. en connaît bien un qui valide les structures en paille mais seulement pour des fermettes de néo-ruraux-ex-cadres-sup-dépressifs qui élèvent des chauves-souris dans la Beauce. Sauf que mon client, plus il est près de ses sous, plus il est loin de l’écologie ! »
Martine : « Vous exagérez, comme d’habitude… »
Gaëtan : « À peine. L’humanité, y compris nous Français, n’a jamais utilisé autant d’énergie fossile, toujours plus chaque année mais on nous demande, à nous architectes, de calculer le bilan carbone de nos bâtiments. Très bien. À partir de quelle référence ? Quel est par exemple le bilan carbone du Colisée de Rome ? Que de la pierre, délivrée en circuit court, que de l’énergie animale, y compris celle de milliers d’esclaves qui mangeaient de la viande une fois par semaine seulement, et encore. Deux mille ans plus tard, c’est quoi le bilan carbone du Colisée ? Bâtiment qui entre-nous continue de vendre des tickets d’entrée par centaines de millions d’euros alors qu’il est payé depuis exactement 1 980 ans !!! Alors même qu’il est aujourd’hui devenu quasi impossible de construire en pierre ! »
Martine : « Les temps ont changé, ce n’est plus l’antiquité… »
Gaëtan : « En êtes-vous sûre ? Où commence et où finit le bilan carbone ? Pour des ardoises naturelles angevines par exemple, capables de durer des centaines d’années, quelle est la référence pour le bilan carbone ? 100 ans ? 500 ans ? Mille ans ? Au doigt mouillé alors ? Je vous garantis que selon le niveau où vous mettez la jauge, votre bilan n’est plus le même. Et si un bâtiment au fantastique bilan carbone est démoli dans vingt ans parce que personne n’en veut plus, quel sera in fine son véritable bilan carbone ? Pour s’excuser, on ira peut-être alors chercher les confrères et consoeurs qui avaient proposé un projet d’architecture et non un projet de communication mais cela m’étonnerait. Pour en revenir à l’antiquité, quand vous voyez aujourd’hui les ouvriers sur les gros chantiers, il y a quelques artisans mais la grande majorité sont des travailleurs pauvres ou émigrés payés au lance-pierres, ce qui est toujours mieux que le fouet me direz-vous, mais bon… Et tous ces gens qui se goinfrent de burgers et de tacos industriels à en devenir obèses, vous ne croyez pas qu’ils devraient compter dans le bilan carbone de ces restaurants de malbouffe qui prolifèrent et prospèrent ? Toute la barbaque industrielle dont les gens s’empiffrent jusqu’au diabète, ça ne devrait pas compter dans le bilan carbone de l’industrie viandarde ? Et le VRAI bilan carbone des bagnoles électriques… Vous voulez baisser le bilan carbone de votre immeuble ? Il suffit de virer l’ascenseur, que les gens montent à pied jusqu’au sixième étage ! ».
Martine (qui ne sait plus comment lutter contre l’obésité des gamins de sa ville ; si elle sait mais elle se sent impuissante face aux lobbies) : « Vu comme ça… »
Gaëtan (qui s’enflamme) : « Les architectes sont encore une fois une cible facile mais c’est toute la société qui devrait s’interroger sur le bilan carbone. Quand les riches toujours plus riches se goinfrent à ne plus savoir que faire de leurs fortunes quand les pauvres sont toujours plus pauvres – et les pauvres c’est nous à l’hôpital public, c’est nous à l’école publique, c’est nous en prison – vous ne croyez pas que ça devrait compter dans le bilan carbone ? On me demande des bâtiments producteurs d’énergie, au bilan carbone positif, comme les immeubles de Gehry au Bois de Boulogne ou à Arles par exemple ? Quelle farce ! C’est comme si on nous demandait de respirer du gaz carbonique et de rejeter de l’oxygène. Même quand on dort sans rien faire, notre propre bilan carbone est négatif. Alors de quoi parle-t-on ? Pour décarboner la planète, il suffirait donc de se débarrasser des humains et tout reviendra comme avant ? D’ailleurs j’ai quelques idées pour avancer à ce sujet, au sujet de la biodiversité… ».
Martine (qui ne sait trop comment comprendre ce que lui dit l’architecte mais dont la bonne humeur, à l’heure de l’apéro, est communicative. Curieuse) : « Quelles idées ? ».
Gaëtan : « Vous avez entendu parler de ces Mongols qui livraient le corps de leurs défunts aux oiseaux, aux aigles ? Je vous garantis que ces corps n’étaient pas longs à disparaître, ce n’est pas comme s’ils pourrissaient la vie des vivants ad vitam aeternam comme par chez nous… Et à chaque fois que les Mongols levaient la tête, ils voyaient leurs aïeux, leur histoire et toute leur culture voler majestueusement très haut dans le ciel. C’est toujours mieux que finir incinéré dans un four industriel. Si on veut encourager la biodiversité, on pourrait imaginer rendre les corps à la nature, chacun pourrait décider le lieu de dépôt de son cadavre pour être boulotté par les loups ou les ours, les sangliers ou les renards, les fourmis et les insectes puis les vautours, jusqu’au gypaète barbu pour absorber les derniers os et rendre la nature pristine. Se faire dévorer par un tigre, sans souffrance puisqu’on est mort, ce serait la classe, non ? Il y aurait de quoi manger pour toute la faune, c’est sûr ! ».
Martine (qui imagine à quel point elle aurait froid, même morte, toute seule dans une forêt sombre en attendant les ours) : « Comme vous y allez ! ».
Gaëtan (pince-sans-rire) : « Il y a encore bien d’autres façons de promouvoir la biodiversité. Par exemple, je me souviens de ce peuple qui insérait une graine d’arbre dans le nombril des enfants dès leur naissance. Puis, quand ils mouraient, de maladie, d’accident ou de vieillesse, les mêmes étaient enterrés en forêt et bientôt poussait à leur place un nouvel arbre qui se nourrissait du corps. Ils se nommaient eux-mêmes le peuple des arbres et leur forêt sacrée était majestueuse, magique, un jardin pour les animaux et la flore ».
Martine : « Je préfère cette histoire-là ».
Gaëtan : « Mais c’est la même ! Que reste-t-il de majestueux dans notre société de consommation peuplée de gens trop gras et trop fainéants pour marcher tous seuls ? Et il me faut faire un bâtiment très très très bas carbone pour des gens qui vont rouler en SUV, gagner en bourse en misant sur le pétrole et le gaz avant de s’acheter une concession au cimetière et polluer le monde des vivants pendant des décennies ? Paris cherche partout de la place pour loger les gens, qu’elle déloge déjà tous ceux qui s’y décomposent, qui prennent beaucoup de place et qui, en termes de productivité, apportent zéro ».
Martine (qui pense aux nombreuses funérailles auxquelles elle est tenue d’assister et qui comprend que sous couvert d’humour, la poésie et la dérision sont parfois des atouts précieux pour gérer ce genre de situation. En souriant) : « Mais bon, d’après ce que je sais de vous, vous allez quand même y répondre au concours… ».
Gaëtan (souriant) : « Évidemment. On va faire de notre mieux tout en sachant qu’on répond à un programme imbécile. C’est comme donner du lard aux cochons… ».
Martine (souriant également) : « Très bien, alors passons à table ! »
Christophe Leray
Retrouvez toutes les chroniques de Martine