Créée, par Prisca Meslier et Dumè Marcellesi – fondateurs de De Renava, organisation à but non lucratif – et Basile Isitt – directeur des expositions, la Biennale de Bonifacio (Corse) investit pour sa deuxième édition toute la cité médiévale. Surplombant la Méditerranée, accrochée sur ses falaises, du haut de ses 60 mètres, la citadelle accueille, dans quelques-uns de ses lieux les plus singuliers, un ensemble d’artistes locaux et internationaux.
La vidéo au service de l’histoire
Une musique inonde un vaste volume plus large que haut ; les sons des plus délicieux, harmonieux pourrions-nous dire, semblent produits par le savant et voluptueux glissement d’un archet sur les cordes d’un violon ou d’un alto. Tout le long de l’immense mur du fond, des images en mouvement diffusent une vibrante lumière dont les variations dépendent des scènes jouées à l’écran ; nous y voyons une succession de « blocs de mouvements/durée ».
Comme l’exprime Gilles Deleuze dans sa célèbre conférence donnée un mardi 17 mars 1987 à la FEMIS : « Si on fabrique des blocs de mouvements/durée, peut-être qu’on fait du cinéma. Il n’est pas question d’invoquer une histoire, ou de la récuser. Tout a une histoire. La philosophie raconte aussi des histoires. Des histoires avec des concepts. Le cinéma raconte des histoires avec des blocs de mouvements/durée. La peinture invente un tout autre type de blocs. Ce ne sont ni des blocs de concepts, ni des blocs de mouvements/durée, mais des blocs lignes/couleurs. La musique invente un autre type de blocs, tout aussi particuliers. À côté de tout cela, la science est non moins créatrice. Je ne vois pas tellement d’oppositions entre les sciences et les arts ». (cf. Trafic – Revue de cinéma #27, Automne 1998, P.O.L. éditeur).
Pourquoi une si longue citation du philosophe du désir ?
Cette projection monumentale, sous forme d’une seule image sur un grand mur, amène à repenser ce que peut être le cinéma : une salle de cinéma, un film, une architecture, une peinture en mouvement, la place du spectateur dans l’espace autour de lui, dans les images projetées, les outils « high-tech » de projection (machines à voir, force du numérique, etc.) ; et pour en revenir à la présence très forte du son, la BO (Bande Originale) comme homologie cinématographique…
Pour la petite histoire, la douce mélodie entendue n’est autre que le deuxième mouvement de la Sinfonia Concertante for Violin, Alto and Orchestra E Flat, K. 364, Andante de Mozart (vers 1779) ; les amateurs du film The Thomas Crown Affair (L’affaire Thomas Crown, 1968, Norman Jewison assisté de Walter Hill) auront certainement en tête les notes de The Windmills of Your Minds (Les Moulins de mon cœur) du compositeur Michel Legrand. D’une durée de 90 minutes, sa musique a servi de grille pour le montage, c’est-à-dire que le cinéaste a adapté ses « blocs de mouvements/durée » à la partition du compositeur, et non l’inverse comme il était d’usage avant qu’il ne fasse jurisprudence, en quelque sorte. Nous voyons ici comment la musique d’un film transforme la matière filmique grâce à un montage engendré par les mélodies.
Au fait ! De quoi parle ce film ? Comment se nomme-t-il ?
Le projet The Liminal Space Trilogy, The Feast of Trimalchio, est un film et/ou installation vidéo du groupe d’artistes russes AES+F – Tatania Arzamasova, Lev Evzovich, Evgeny Svyatsky, Vladimir Fridkes – installés à Berlin depuis longtemps, ses membres sont architectes ou graphistes de formation. Reconnu sur la scène internationale depuis plus vingt ans, AES+F a exposé The Feast of Trimalchio pour la première fois en 2009 à la 53ème Biennale de Venise, sous forme d’installation vidéo à 9 canaux dans laquelle les visiteurs déambulaient entre les projections et pouvaient se confondre avec les personnages. À Bonifacio, le film est proposé en trois canaux, la fameuse grande image dont nous parlons plus haut, est divisée en trois par deux bandes noires verticales qui correspondent aux raccords entre les trois canaux distincts des vidéoprojecteurs.
Le titre du film dit tout du contenu, le « Festin chez Trimalcion » fait évidemment référence à un passage du « Satyricon » attribué à Pétrone et daté, pour sa version latine, de 1482. Roman sur la décadence romaine, il raconte les aventures de jeunes gens dans cette ambiance de déchéance, d’émancipation, de trahison, d’initiation, etc. Dans la deuxième partie du roman, les « héros » se retrouvent à festoyer chez un esclave affranchi – Trimalcion – où l’érotisme et la tromperie se jouent des convives ; à un moment donné, les serviteurs prennent la place des maîtres.
AES+F ont voulu en réaliser une version contemporaine à l’heure de la mondialisation humaine et de la globalisation économique. Dans un premier temps, nous y voyons de riches touristes planétaires économiquement dominants arriver sur une île-hôtel de luxe et se faire servir par des domestiques issus des anciens pays du sud colonisés pour la plupart par ceux du nord. Nous sommes dans la caricature ! Pas si sûr puisque, à un moment donné, les serviteurs racisés inversent leur position, et tout bascule avec l’arrivée d’une myriade de balles de golf. À l’instar de celles-ci, de nombreux personnages occupent l’écran jusqu’à la saturation ; ils sont inscrits dans des fonds d’images numériques dignes des meilleurs jeux vidéo.
Cette fable illustre à merveille l’état du monde contemporain, à une différence près : jamais les serviteurs n’ont réussi à prendre le pouvoir, même pas le temps d’un dîner à la romaine. Le capitalisme néolibéral a depuis longtemps gagné. Sa révolution l’a emporté sur toutes les autres tentatives et notre perte en est l’unique perspective.
Le penseur états-unien du postmodernisme Fredric Jameson le résume admirablement dans cet aphorisme paru dans « Future City » in The New Left review #21 – May/June 2003 : « Someone once said that it is easier to imagine the end of the world than to imagine the end of capitalism. We can now revise that and witness the attempt to imagine capitalism by way of imagining the end of the world. (Traduction possible : « Quelqu’un a dit un jour qu’il était plus facile d’imaginer la fin du monde que d’imaginer la fin du capitalisme. Nous pouvons aujourd’hui réviser cette affirmation et assister à la tentative d’imaginer le capitalisme en imaginant la fin du monde ».) AES+F a réussi à l’exprimer dans un bloc de mouvements/durée où la musique ne laisse que nos yeux pour pleurer ce désastre.
La fin des empires, vraiment ?
Si le son de The Liminal Space Trilogy se répand dans toutes les circulations du lieu de diffusion, il dilue ce dernier en une sorte de long couloir qui semble s’agrandir au fur et à mesure que vous marchez, un peu comme un zoom avant, tout en accélération devant votre regard. Résultat l’espace se dilate vers un point fixe très très lointain. Un Led accroché au plafond de ce couloir accentue le phénomène.
Néanmoins des encadrements blancs de baies alertent sur la possibilité d’entrée dans de nouvelles pièces ; de l’un d’entre eux, une fumée jaunâtre attire. Une fois glissé dans ce nouvel antre, un brouillard immerge le visiteur dans une ambiance où une multitude de gravats jonche le sol ; échouée ici on ne sait comment, elle vous oblige à suivre un parcours. Malgré la brume, des objets – des chaussures de marques célèbres, etc. – se distinguent de la masse caillouteuse, notamment une sculpture du « Discobole de Myron » (symbole olympique par excellence, petit clin d’œil à Paris 2024, l’œuvre est au Louvre), toute recouverte de graffitis.
D’apprendre que cette installation immersive est l’œuvre d’Alexandre Bavard. « Temps Mort » fut produite en trois semaines spécialement pour la Biennale, elle interroge la relative chute des empires avec un certain sens du spectacle et une plasticité indéniable. Ayant pour Blaze – surnom de graffeur – MOSA, Bavard s’amuse à mixer son savoir-faire avec les canons de l’art classique explicitement relié à l’Empire Romain. Il va même jusqu’à distordre dans tout l’espace le mot « Temps Mort » (paroles du rappeur Booba) ce qui a pour vertu d’intensifier le flou spatial engendré par le brouillard.
La vision de l’artiste reste très claire par contre : si les Empires antiques sont maintenant dans les musées, les Empires financiers sont partout, et seul acte possible : les griffer ! L’art comme compensation, ni plus, ni moins.
Pas dupes, les artistes exposés à Bonifacio montrent pour mieux démontrer le cynisme des humains et la valeur symbolique et corrective des œuvres d’art. Si défaire est impossible, faire subsiste une alternative nécessaire pour résister un tant soit peu. Mais ce presque rien enivre depuis la nuit des temps.
Autre salle, autre mise en scène de l’espace, un écran barre littéralement la profondeur de la pièce, certainement filmée par un drone, nous y voyons une vue du ciel d’un bâti en ruine à l’heure où le soleil exagère les ombres portées. Tout devient entre chien et loup. Comme par hasard le plan suivant montre un loup blanc errer dans les rues d’une ville romaine engloutie par la lave du Vésuve en 79 après zéro.
Quelques éléments architectoniques nettoyés de Pompeï surgissent tels des sculptures de Land Art ; le loup déambule entre les ruelles tel un guide nostalgique. N’oublions pas que la louve était le symbole de la fondation de Rome et, par extension, de l’Empire romain. Nous sommes face à « Soleil Noir » (2014), une œuvre de Laurent Grasso.
Toujours dans le registre de la ruine, au détour d’un couloir, entre deux paliers, un tas empêche d’aller à l’étage supérieur. Dans un plan incliné marron, cette agglomération de cendres volcaniques tente de recouvrir une sculpture – toujours d’apparence antique – d’un corps drapé dont la tête et les mains manquent. Que se passe-t-il ? Habituée à recouvrir de cette matière, manière, les espaces des musées où elle est invitée, Magdalena Jetelová aime à questionner l’habitude occidentale à vouloir garder des objets élevés au rang d’œuvres d’art dans des lieux clos ouverts au public. À quoi correspond ce rituel, telle est la question.
Le visiteur arrivé à la fin de la dérive dans ce bâtiment qui n’est autre que l’ancienne caserne militaire de Bonifacio où les derniers occupants étaient les légionnaires, la lumière naturelle pourrait éblouir après avoir circulé dans un ensemble d’espaces dédié à la vidéo projetée et/ou mélangée à des installations. Heureusement les deux commissaires d’exposition travaillent avec Orma Architettura. L’agence, située à Corte et composée d’associés qui se sont rencontrés sur les bancs de l’école d’architecture de Marseille, s’évertue à donner à La Corse ses lettres de noblesse en architecture contemporaine. La chose n’est pas aisée mais pour la Biennale de leurs amis, Orma a dessiné un auvent constitué d’une grande plaque en acier reposant sur quatre piliers en pierre locale. Ce repère visuel, qui contraste avec le classicisme de la caserne recouvert d’un enduit peu flatteur, permet d’ancrer l’ensemble dans le territoire tout en se distinguant.
Notons que les détails architecturaux, distillés ici où là, dans nos pérégrinations à l’intérieur de cet endroit littéralement en ruine, sont l’œuvre de Marion Valli, récente diplômée de l’ENSA Paris – Val de Seine dont le sujet de PFE était « Les tours génoises en Corse ». CQFD !
Le génie du lieu
Une fois franchie cette entrée/sortie de la caserne Montlaur via ce pavillon tout à la fois aérien et ancré dans le sol, de goûter à ce paysage parmi les plus époustouflants de la Corse, à savoir ces falaises de calcaire magnifiquement striées par le souffle du vent.
Jusqu’au 02 novembre, le plus grand mérite de cette Biennale d’art contemporain réside dans sa manière de montrer avec sensibilité et grande intelligence un choix d’œuvres accessibles à toutes et tous qui questionne une thématique toujours d’actualité : la chute des empires.
Christophe Le Gac
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Roma Amor – La Chute des Empires
Biennale de Bonifacio #2
Jusqu’au 02 novembre 2024
https://www.derenava-art.com