La biennale de Venise, dont la 17ème exposition internationale d’architecture a lieu jusqu’au 21 novembre 2021, peut vite devenir une rengaine épuisée tandis qu’autour de vous l’orchestre joue La Symphonie nᵒ 5 de Mahler. Chronique d’Outre-Manche pour une non-visite.
Si vous étiez à l’ouverture de la Biennale d’architecture de Venise, vous m’y avez peut-être trouvé, mais seulement si vous aviez un lecteur de code QR. En effet, comme je vais l’expliquer, ma voix peut être entendue – je suis dans le quartier de Kowloon – dans un film diffusé au pavillon de Hong Kong.
Mais étais-je réellement présent au grand rassemblement des grands, des bons et des journalistes qu’est l’ouverture de la Biennale ? Je ne l’étais pas, et j’ai des sentiments mitigés à ce sujet.
Avouons-le, tout n’est pas FAB(uleux) au VAB (comme j’appelle la Biennale) et il y a beaucoup trop de choses à encaisser de l’Arsenale au Giardini. L’exposition de groupe du Pavillon central nécessite une journée complète à elle seule pour en faire le tour et, cette année, il y a 61 pavillons nationaux, 17 expositions collatérales, des pop-ups et des événements qui se propagent dans les canaux et les ruelles de la ville elle-même.
Si vous envisagez d’accorder à chacun des 112 participants seulement cinq minutes d’attention, compter neuf heures et vingt minutes, à supposer évidemment que vous puissiez voyager instantanément à travers le vaste territoire de la VAB sans ni manger ni se reposer ni aller aux toilettes. Manger peut d’ailleurs se révéler un sérieux défi – les files d’attente peuvent être lentes et cruelles, surtout sous un soleil de plomb.
En plus de la téléportation, un autre superpouvoir est nécessaire pour couvrir la biennale en temps réaliste : l’invisibilité. Pourquoi ? Parce que la moitié des architectes qui vous connaissent vous repère et vous perdez bientôt le compte du nombre de personnes qui souhaitent s’arrêter et discuter, prendre rendez-vous, voire proposer immédiatement un entretien hyper sérieux. Sans invisibilité, un bon déguisement est une idée mais une fausse moustache (peu importe votre sexe) et un chapeau signifient cuire au soleil comme une pomme de terre au four.
Une interrogation me taraude qui soulève un problème de fond : quitte à vouloir attirer l’attention sur des idées importantes qui pourraient changer le monde pour les décennies à venir, pourquoi les présenter dans un endroit qui détourne l’attention ? Comme la plus belle ville du monde par exemple ? Oui, vous pouvez essayer de faire taire « la Sérénissime » mais elle est toujours là, comme un amant mourant, triste et beau, qui attend, appelle, aspire…
J’ai couvert trois biennales et il y a toujours eu un moment où je me suis demandé : « combien de temps encore ce défilé acharné de notions architecturales doit-il m’arracher au rêve stupéfiant de beauté et de mystère qui se trouve au coin de la rue ? » La biennale peut devenir comme une nouvelle liste de refrains sur Spotify à écouter avec des écouteurs épuisés tandis qu’autour de vous l’orchestre joue La Symphonie nᵒ 5 de Mahler.
Au moins j’ai une solution vénitienne à proposer pour ce dernier dilemme et souvenez-vous de l’avoir lu dans Chroniques en premier. La ville possède en effet de grands espaces où sa magie ancienne n’opère pas. Derrière la Piazzale Roma, tandis qu’était créée la nouvelle île de Tronchetto, les quais se sont agrandis pour accueillir les vastes navires de croisière qui ont longtemps menacé Venise comme des envahisseurs extraterrestres.
En mars 2021, l’Italie a interdit à ces monstres d’entrer dans le lagon. Les bâtiments interminables et volumineux de ces quais – « non-lieux » de la « super-modernité » selon les mots de Marc Augé – pourraient être n’importe où dans le monde. Le silence de ce lieu doit être aujourd’hui assourdissant. La Biennale pourrait s’approprier cet endroit désolé car il offre un accès routier aux voitures et camions, ce qui est utile pour la logistique d’installation.
Suis-je sérieux ? À peu près aussi sérieux que les sandwichs présentés dans des boîtes triangulaires en plastique et disponibles à la coopérative de Fondamente Santa Chiara sur le Grand Canal près de la Piazzale Roma. Ceux-ci deviennent de sérieux outils de survie lorsqu’il faut faire le plein rapidement pour pouvoir passer à autre chose.
Oui, nous connaissons le cauchemar du goulet touristique qui va du Ponte della Costituzione indifférent aux personnes handicapées de Santiago Calatrava, passer au-delà de la sublime et solide horizontalité de la Stazione Santa Lucia moderniste signée d’Angiolo Massoni jusqu’à la Strada Nova follement animée, enjamber l’invraisemblable embouteillage humain sur le Rialto pour atteindre l’hyper-nœud Instagram de la Piazza San Marco.
Nous savons pourquoi tant de Vénitiens nous détestent, nous les visiteurs, comme des compagnons de soirée détestent leurs clients mais ont besoin d’argent. Pourtant, l’interface infinie de l’eau et de la perfection architecturale dans les palais et les églises demeure transcendantale. A seulement trois minutes à pied des pistes touristiques, les ruelles peuvent être si calmes que vous pouvez entendre les talons qui résonnent comme ceux de Casanova en 1755 ou de Sophia Loren en 1955.
Venise est une ville de souvenirs et d’émotions. Ce qui me ramène à Hong Kong. Son pavillon n’avait pas de personnel lors de l’ouverture de la Biennale mais un lecteur de QR permettait d’accéder aux films, dont E-Motion-AI City de Tszwai So, de l’agence Spheron Architects. Le documentaire suit un couple avec une fillette de deux ans à la maison et dans l’intensité de leur quartier. Ce sont là également des lieux de mémoire et d’émotion.
Le film est hanté par une figure mystérieuse, également par mon commentaire sur la façon dont le monde numérique et le monde réel pourraient devenir indiscernables. Comment vivrions-nous ensemble si cela se produisait ?
Comment vivrons-nous ensemble ? Telle est la question posée par Hashim Sarkis, le commissaire de cette biennale. Malgré mes récriminations contre les pressions surréalistes de l’évènement, oui, je souhaite encore plonger dans la corne d’abondance des réponses proposées à Venise. Sans aucun doute, elles génèreront plus de questions que de certitudes. Sans aucun doute, elles seront épuisantes à traiter. Mais est-ce si difficile quand un café italien vous attend juste devant l’Arsenale ? Sur la via Garibaldi, vous pouvez réfléchir et regarder passer Venise, dans un monde qui n’est ni numérique ni une nouvelle vision architecturale.
Il demeure que si les barrières MOSE protègent la lagune des marées de trois mètres, Venise disparaîtra un jour. Le Groenland a commencé à fondre rapidement, et si toute sa glace disparaît, le niveau de la mer aura augmenté de 7,2 mètres. Ne faut-il pas dès aujourd’hui anticiper la disparition de Venise, avec peut-être des versions virtuelles aux résolutions bien supérieures que celles, par exemple, des parties reproduites autour de l’hôtel Venetian de Macao ?
Herbert Wright
Retrouver toutes les Chroniques d’Outre-Manche