Le risque est de s’habituer à l’horreur et de se trouver démuni face à l’innommable. Après la sidération, il y a toujours des pistes d’action. Billet d’Ukraine #1.
Jadis en Ukraine
Les canons grondaient.
Jadis les Zaporogues
Savaient s’imposer,
S’imposer, conquérir
Gloire et Liberté.
Tout a passé. Seules dans les steppes
Les hautes tombes demeurent.
Ces tombes si hautes
Où reposent à jamais
Les corps blancs des Cosaques,
Enveloppés de pourpre.
Les hautes tombes dans les steppes,
Noires comme des montagnes,
Parlent avec le vent de la liberté.
Taras Chevtchenko, « Yvan Pidkova », Kobzar 1839
Des Cosaques modernes qui défendent le vent de la liberté, de leur identité, de leur culture.
C’est devenu, depuis ce 24 février 2022, une habitude, une routine : relever les infos du front, de Telegram, Instagram et autres gramophones. La guerre est de retour en Europe et nous, architectes, comme les autres, restons là à nous demander ce que finalement nous ferions dans une pareille situation.
Plus à l’aise avec un stylo qu’avec une kalachnikov, ces événements ont fait découvrir à beaucoup ce pays du Bortsch, ce breuvage de guerrier, cette soupe miraculeuse, ce condensé de forêt et de sous-bois que l’on absorbe avec gourmandise. Kramatorsk, Kharkiv, Mariupol, Chernihiv, Irpin et Bucha. Une géographie de la plaine et des forêts. Alors aider ces Cosaques modernes est devenu un devoir. Surtout pour moi qui y ai passé autant de temps, qui y ai tissé autant de liens.
Oui, vous le savez, j’ai, on a, pu activer un certain nombre de choses depuis ce 24 février.*
D’abord l’appel pour l’accueil d’architectes, ingénieurs, professionnels de la ville fuyant l’Ukraine, par des agences, sociétés et structures françaises. Nous avons rassemblé par loin de 300 offres d’emploi, pour environ 200 CV reçus. Le « match » ne s’est pas forcément fait à chaque fois, pour des raisons de localisation (les hommes ne pouvant quitter le territoire ukrainien, et le télétravail n’est pas toujours le plus évident quand on débute une collaboration), de choix de lieu de vie (la France n’avait avant la guerre qu’une petite communauté ukrainienne), de choc émotionnel autant que de maîtrise de la langue.
Nous avons aussi plein de « success stories », à Paris, à Bordeaux, dans le Tarn ou ailleurs, qui sont autant de signes que la greffe prend et, surtout, que cet élan de solidarité fait du bien à tout le monde. Je tiens aussi à souligner l’incroyable capacité d’adaptation dont ces Ukrainiens ont fait preuve. Apprentissage de la langue, maîtrise des logiciels, volonté de comprendre et, ce n’est pas des moindres, se taper notre sacro-saint système réglementaire et normatif. Bienvenue en France !
Puis, nous avons lancé, avec une incroyable équipe de six architectes et chercheurs de Lviv, le recensement et la cartographie des pertes patrimoniales ukrainiennes. Classique, Moyenâgeux, baroque, constructiviste, soviétique… le patrimoine architectural ukrainien est mal connu, même par l’Unesco, il recèle pourtant une richesse particulière. Cet inventaire s’est concentré sur cinq régions (Chernihiv, Soumil, Mariupol, Kharkiv, Mykolaiev), cartographiées et quantifiées. Pour des raisons militaires, nous ne pouvons pas diffuser ces cartes.
Nous passons maintenant à la phase suivante : celle de la reconstruction. Trop tôt ? Oui et non. Le congrès de Lugano (2022) a lancé les grandes lignes d’une reconstruction totale mais le pays est en guerre, les bombardements sont encore quotidiens, et il est trop tôt pour se lancer dans de grands projets. Foster peut remballer ses plans pour Kharkiv, présenté un mois après le début de l’offensive. Un ‘timing’ malheureux et complètement décalé.
L’heure est plutôt au Lugano du court terme, au Lugano de l’urgence : celui de la réparation et de l’amélioration. Réparation de monuments et d’éléments patrimoniaux qui sont l’identité culturelle ukrainienne avant qu’ils ne tombent en ruine totale. Et, surtout, préparation à l’hiver pour le parc immobilier car des centaines de milliers d’immeubles sont sans fenêtres, sans énergie, ouverts aux quatre vents. Il va falloir très rapidement s’organiser pour cela, avec les forces en présence sur place. Idem sur les réseaux énergétiques qui sont souvent endommagés. Enfin, pour que les écoles puissent rouvrir, il leur faudra des abris antimissiles : leur construction est indispensable cet été, et nous avons sollicité l’expertise israélienne sur le sujet.
Voilà en quelques mots un premier billet d’Ukraine : un bilan de quelques mois surréalistes qui montrent l’étendue des dégâts et des efforts à consentir pour redonner espoir et gagner la guerre pour la liberté. C’est finalement dans ces moments si dramatiques que le véritable sens de l’architecture, comme enveloppe, comme protection, reprend tout son sens.
Slava Ukrainii !
Martin Duplantier
Contact : https://amo-national.fr/
Gery.amonational@gmail.com
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