L’exposition Kings of Kin* réunit trois stars Kinoises (habitants de Kinshasa, RDC) : les peintres Cheri Samba, Moké et l’inclassable « architecte maquettiste » Bodys Isek Kingelez. Découverte de la vision colorée du futur urbain made in Kingelez.
L’œuvre, l’artiste, l’architecte
Depuis la présentation de son œuvre dans l’historique et controversée exposition Les Magiciens de la Terre (Centre Pompidou et La Villette, 1989), Bodys Isek Kingelez (1948-2015) a produit un grand nombre de maquettes joyeuses et pacifiques.
Cet ancien professeur de lycée, devenu restaurateur à l’Institut des Musées Nationaux de Kinshasa, s’est transformé en grand « architecte maquettiste » comme il aimait se définir. Remercier ici André Magnin, l’infatigable découvreur de nouveaux talents africains, ayant eu la bonne idée d’écouter l’architecte Christian Girard qui lui avait soufflé le nom de Bodys Isek Kingelez et encouragé à lui rendre visite pendant un séjour congolais (1987).
Avant de continuer sur l’œuvre Kingelezienne, il est primordial de revenir sur un épisode de la vie de l’homme. En 1978, après plusieurs mois d’isolement pour créer et réaliser sa première maquette, il la sort au grand jour, la foule s’agglutine autour et lui demande d’aller la montrer au Gouverneur. Résultat, il se retrouve devant un conservateur belge du Musée et passe un véritable interrogatoire durant lequel il est accusé d’avoir volé la maquette à un blanc (quelle horreur ?!!), le conservateur ne pouvant pas imaginer un noir réaliser une telle chose (quelle honte ?!!).
Bodys ne se démonte pas, insiste, et les autorités finissent par lui donner du matériel et des matériaux. Sous surveillance, elles lui ordonnent de construire une nouvelle maquette ; Isek s’exécute et convainc ces pitoyables individus. Son activité d’« architecte maquettiste » est lancée ! (Pour tout savoir de cette lamentable affaire.)
Qu’en est-il des raisons profondes de cette rupture dans la vie d’un homme qui jusqu’alors était dédiée à la transmission des savoirs et des connaissances ? Pourquoi a-t-il décidé d’embrasser l’avant-garde artistique ?
En 2000, dans un entretien retranscrit par André Magnin pour l’ouvrage Bodys Isek Kingelez (Editions La Médiatine, 2003, Bruxelles), l’artiste-architecte explique pourquoi il quitte l’enseignement pour les arts libéraux : « Je savais déjà les limites des savoirs universitaires et académiques. J’ai cherché à les éclater, les dépasser, comme si j’étais né penseur, libre et doué d’une sagesse inégalable. Indépendant dans ma réflexion et mes comportements, je ne désirais aucune influence. J’ai cette indépendance-là. C’est ce qui fait ma réputation aujourd’hui à travers le monde », dit-il.
« En 1978, j’ai définitivement cessé d’enseigner sans savoir réellement que je deviendrais artiste. Cette décision me venait de la volonté individuelle de contribuer à l’avenir de l’Afrique. Une Afrique Décolonisée. J’ai conjugué alors tous mes efforts pour qu’à jamais l’Afrique reste entendue, pour apporter ma contribution à une Afrique future ».
La ville du futur au service d’un monde meilleur
Montrés sous forme de maquettes dans les deux galeries parisiennes*, les différents projets urbains permettent de fixer les contours d’une ville idéale.
Dans ses premières maquettes, Kingelez utilise principalement du papier, du carton, du plastique et des emballages commerciaux. Au fur et à mesure, une série d’objets trouvés ici ou là viennent incrémenter toute une collection de feuilles métalliques, de mousses de caoutchouc, de papier aluminium, de polystyrène, de ruban adhésif, de ficelle, d’autocollants, de perles, de billes, de punaises, bouchons, etc.
A contempler longuement les différentes maquettes de grande dimension de l’artiste congolais, d’aucuns sont frappés par la variété de formes offertes. Non seulement le dessin de chaque bâtiment n’est jamais le même, il ne donne absolument pas la fonction de l’immeuble – seuls des écrits indiquent l’usage possible des lieux – mais les couleurs offrent de nouvelles lignes de fuite aux perspectives ; elles créent de véritables percées visuelles dans les façades largement dotées d’ornementations, bien loin du minimalisme moderne.
Désespéré de voir sa ville de Kinshasa subir de plein fouet la pauvreté, l’abandon de toute urbanité par les pouvoirs en place et le désespoir des populations, la volonté de Bodys fut de proposer une alternative par la projection d’une ville multiple, socialement et stylistiquement, accueillante et colorée.
Aujourd’hui, des échos de l’œuvre Kingelezienne, voulus ou pas, se retrouvent dans l’approche architecturale d’une Morag Myerscough ou d’un Adam Nathaniel Furman. Sous la bannière du New London Fabulous (dixit Furman in AA#437), les protagonistes de cette tendance commencent à dessiner des pavillons, des centres culturels, etc. qui semblent tout droit sortis des maquettes de Bodys.
Ce nouvel horizon londonien redonne des couleurs à l’avant-garde Kinoise que nous osons appeler post-moderne, ou post-coloniale, puisque la modernité architecturale fut un signe marquant de l’emprunte coloniale en Afrique. L’emploi de couleurs saturées, l’aspect baroque des constructions et les programmes principalement orientés vers la santé, la culture et les échanges collectifs entre les individus de tout horizon, forment les attributs de toutes les réalisations de ce New London Fabulous. A certains égards, ce mouvement perpétue avec brio la pensée de Bodys Isek Kingelez tout en la construisant en partie.
D’ailleurs, dans les propos recueillis par André Magnin, entre Kinsasha et Paris, Bodys Isek Kingelez résume ainsi le programme de ses propositions urbaines : « Je voulais que mon art soit au service de la communauté qui renaît pour créer un monde nouveau, car les plaisirs de notre monde terrestre dépendent des gens qui y vivent. J’ai créé ces villes pour qu’il y ait une paix durable, une justice et une liberté universelle. Elles fonctionneront comme de petits États laïques avec leur propre structure politique, et n’auront pas besoin de policiers ou d’une armée ».
A lire ces lignes, le concept spinoziste de béatitude n’est pas loin (L’éthique, 1677). Ce philosophe néerlandais du XVIIe siècle voit dans le mélange intense entre conscience rationnelle et conscience intuitive la parfaite synthèse entre la totalité du monde et la singularité heureuse. Continuellement, Spinoza rappelle à quel point il nous faut emprunter un chemin semé d’embûches et consentir de nombreux efforts pour atteindre la joie, la liberté et l’éternité. Bodys Isek Kingelez l’a bien senti, expérimenté dans ses œuvres, et longuement réfléchi tout au long de son aventure dans l’avant-garde artistique.
Christophe Le Gac
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*Du 12 septembre au 30 octobre 2020 à la fois dans les locaux parisiens du spécialiste des arts africains Magnin-a, et rive gauche, dans la Galerie Natalie Seroussi,