
Dans notre pays centralisé, nous avons perdu l’habitude de voir les centres de production. Les hydrocarbures viennent du diable Vauvert, les centrales nucléaires sont pour la plupart loin des agglomérations. Ne pas voir pour ne pas savoir ? La visibilité est une vertu !
La visibilité est une vertu quand il s’agit de fixer des objectifs, de conduire une politique. Mais elle devient embarrassante quand elle concerne des objets ou des équipements que nous considérons comme indignes, voire honteux. Des choses que nous préférerions oublier, même si elles jouent un rôle important dans notre vie. Hors de ma vue les usines de traitement des ordures ménagères, les stations d’épuration, les prisons, et par extension les usines, les pauvres, les HLM ! Et dans les maisons, les locaux techniques, les tuyauteries, les poubelles…
Bien sûr, il suffit de presser un bouton pour que la lumière s’allume, que le store se lève, que la température remonte, que la porte s’ouvre, et de tourner un robinet pour que l’eau coule, chaude ou froide.
Toute conscience des mécanismes sollicités dès qu’un bouton est pressé nous échappe depuis longtemps, oublié le temps où il fallait allumer le feu dans le poêle, et aller chercher l’eau au puits. Nous ne connaissons plus que le poste de commandement. Les machines, les soutes ? Nous n’en savons rien. Pire : nous ne voulons rien savoir ! Un relent de « après moi le déluge ».
Une césure s’est insérée entre nos besoins ou nos envies, et les impacts qu’ils engendrent, et elle ne cesse de s’agrandir. Une césure qui rompt dans nos esprits tout lien de responsabilité. Cette insouciance nous a menés aux limites de ce que la planète peut nous offrir. Il faut rétablir le lien, rendre visible ce que nous voudrions oublier.
Intégrer l’intendance, les ressources et les rejets, toutes ces « fabriques » qui conditionnent nos modes de vie, serait utile à plusieurs égards.
Tout d’abord parce que nous nous en occuperions. Nous les traiterions avec l’intérêt qu’elles méritent car elles seraient sous nos yeux, éléments de notre cadre de vie. Nous pouvons faire des usines magnifiques, telle l’usine métallurgique de Völklingen dans la Sarre, classée par l’UNESCO au patrimoine mondial de l’humanité. Nous savons intégrer des activités au cœur des villes sans créer l’enfer pour les voisins. Pourtant, ces installations sont rejetées au loin, abandonnées à un triste sort. Loin des yeux, loin du cœur.
Ne s’agit-il pas de reconstituer le lien entre nos consommations et notre empreinte sur la planète ? Une démarche indispensable doit rétablir un sentiment de responsabilités et donner du sens à nos choix de vie. Finis les chèques en blanc sur l’avenir, nous verrions clairement le coût social et environnemental de nos comportements.
Un exemple trivial est le retour en grâce des escaliers dans les immeubles. Jadis somptueux, ils ont vite été négligés au profit des ascenseurs. Ils étaient tristes, sans lumière naturelle, souvent sales. Les voici aujourd’hui remis à l’honneur pour nous faire faire de l’exercice, ils sont à nouveau attractifs, lumineux, faciles d’accès.
Les locaux techniques font l’objet d’attentions renouvelées, pour faciliter l’entretien qui conditionne leurs performances et la sortie des poubelles. Les faux-plafonds, souvent contraires aux bonnes pratiques énergétiques, disparaissent et mettent en scène tuyaux et câbles. La transparence impose un traitement des arrière-boutiques et des réseaux de toutes sortes, parties entières de tout bâtiment, à l’image de la tuyauterie spectaculaire du centre Pompidou.
La dimension technique de ces bâtiments entre dans nos perceptions quotidiennes, et en fonction de chacun, en complément des aspects sensibles. Une nouvelle culture prend corps, où les objets industriels trouveront leur place. Une culture de l’intensité.
Le retour des activités dans les centres urbains leur offre une fonction supplémentaire, contribue à l’intensité de la vie qui s’y déroule, ici et là, et réduit le besoin de mobilité. Si la condition à remplir est la maîtrise des impacts, cette exigence ne peut qu’améliorer les performances de ces entreprises
Dans notre pays très centralisé, l’énergie occupe une place à part. Nous n’avons pas été habitués à en voir les centres de production. Des hydrocarbures qui viennent de loin, des centrales nucléaires en périphérie pour la plupart, et loin des agglomérations. Notre culture n’a pas vraiment intégré les énergies locales, exception faite de l’hydraulique. Les renouvelables cassent cette approche : nous voyons les éoliennes, nous voyons les capteurs solaires. Une bonne chose, dans l’esprit de la prise de conscience de la chaîne d’approvisionnement, et la recherche d’autonomie énergétique locale, mais de nouveaux venus dans les paysages.
Paysage et énergie ont toujours cohabité. Combien de forêts ont été exploitées pour fabriquer du charbon de bois, de vallées comblées par un barrage, de rivières détournées pour alimenter des moulins, sans parler des moulins à vent, bien sûr.
A l’époque de la traction animale, un cinquième des terres agricoles était consacré à l’alimentation des chevaux, mulets, ânes et bœufs. Et il y a eu les terrils, les lignes à haute tension. L’ère de l’énergie abondante et pas chère, couplée à une politique très ferme de centralisation pour l’électricité et le gaz, fille de monopoles eux-mêmes nés à la libération et longtemps sacralisés, nous a fait progressivement oublier l’importance de la machinerie énergétique.
Il s’agit donc d’accompagner l’évolution des paysages, et d’accepter ces nouveaux venus, ce qui semble être le cas si l’on en croit le sondage d’Harris Interactive publié en octobre 2021* (trois Français sur quatre ont une bonne opinion des éoliennes), acceptation qui croît avec la proximité d’éoliennes (quatre sur cinq). Rendre visible la production locale d’énergie est une source de fierté pour de nombreux riverains, comme en témoignent les fêtes organisées lors de leur installation. L’éolienne entre dans l’image du village, renforce son identité et le fait entrer dans la modernité. Rejet néanmoins d’un noyau très actif, soutenu sans doute par quelques lobbys. De l’énergie, oui, même décarbonée, mais je ne veux pas la voir. Cacher ce sein…
Dominique Bidou
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*SONDAGE HARRIS INTERACTIVE : LES FRANÇAIS ET L’EOLIEN (ADEME.FR)