
C’est sans prendre de risque que j’affirmerais que les architectes sont dotés d’une bonne mémoire visuelle. Pour ma part, je songe très souvent à Vaux-le-Pénil, la ville de mon enfance. A défaut de m’y rendre, par exemple pour y prendre des photos afin d’alimenter cette chronique (c’est une commune située dans un département lointain… très lointain…), je la revois dans mes pensées nocturnes et mes rêves éveillés.
Je me souviens du quartier de mon enfance, donc, rue Germain Siraudin, où je passais mes mercredis après-midi entre les parkings des bâtiments HLM disposés en équerre. Il y en avait quatre comme ça, chaque angle droit pointant du doigt un carrefour, qui aujourd’hui est remplacé par un rond-point. Je hais les ronds-points. C’est la dictature du «tout tout de suite». L’humanité refuse de prendre le temps de patienter pour qu’autrui circule. Elle exige qu’autrui et autrui-bis tournent en rond, pour décamper le plus vite possible. D’après moi, l’inventeur de cette folie qu’est le rond-point a transformé la praticité en gros mot.
Mon quartier, donc, c’était des bâtiments à toits pointus recouverts de tuiles. Jusqu’aujourd’hui, je n’en vois que très rarement, des HLM dans ce genre-là. Précurseurs sans doute, les décisionnaires de Vaux-le-Pénil ont exigé, dans les années 80, des bâtiments avec quatre étages maximum. Ce qui nous évita, ma famille, mes voisins et moi, de connaître quelques décennies plus tard le calvaire du relogement, décidé et pris en charge par une municipalité d’humanistes rouges, voulant régler les problèmes de la pauvreté… de l’intégration… du capitalisme… du chômage… de la pollution… de la littérature réactionnaire et de la lutte contre la mort… en détruisant les tours immenses des cités pour les remplacer par de petites résidences neuves, dont les murs préfabriqués tentent sans grande conviction de nous faire croire qu’ils sont composés de briques. Le prolétariat sponsorisé par le designer de chez IKEA. Le tout faux, mais le tout beau.
Pour me rendre à l’école, je marchais en descendant ma rue pour traverser le vieux centre-ville de Vaux-le-Pénil. Le goudron était d’un coup remplacé par des briques (véritables, cette fois-ci). Le panneau STOP à la sortie de mon quartier servait de frontière entre le 21ème et le 20ème siècle. Chez nous, les joies des images télévisées, des stars à la voix doublée et au physique globalisé, et des hamburgers à la viande de kebab casher sauce soja… chez les gens du centre-ville, un héritage et une culture et des points repères, donc de comparaisons, donc des perspectives d’évolutions, de changements, souvent de progrès.
Au vieux centre-ville, propulsé en 1945 d’un point de vue esthétique, les enfants y achetaient des billes et des pains au chocolat. Puis lorsque nous poursuivions la route, vers la périphérie de la ville qui longe la Seine, on pouvait se comparer aux Melunois, qui ont certes toujours eu la chance d’avoir une gare SNCF menant à Paris mais qui, contrairement à nous, n’ont jamais eu de château tenu un jour par le premier secrétaire de l’épouse de Louis XV.
Puis je remontais vers le Clos-Saint-Martin, la zone pavillonnaire chic et moderne, peuplée de propriétaires heureux, dont les enfants pouvaient en toute sécurité se comporter comme s’ils avaient grandi en milieu difficile et urbain, comme la plupart des jeunes enfants de classe moyenne ayant grandi dans les années 90 et 2000, dans des villes situées dans les campagnes de Seine-et-Marne et du Val d’Oise. On peut aujourd’hui y admirer des œuvres « street art » à l’incohérence qui fait tristement sourire, comme le graffiti d’un « 7-7 VLP City » sur un panneau en bois de chêne arborant à l’origine « Résidences du Lac » en lettres d’or.
En traversant le Clos-Saint-Martin, je retournais vers le vieux centre-ville, qui de ce côté était entouré de pavillons plus anciens, plus bourgeois, là où demeurent les hôtels particuliers magnifiques des héritiers des châtelains de la restauration. La véritable injustice, à mes yeux, c’est que seule la bourgeoisie parvient à échapper au mauvais goût architectural. Les souches populaires intégrant la classe moyenne s’enlisent dans la vilaine et effrayante Kaufman-et-Broadisation des consciences. Mais après tout, peut-être ai-je tort. Le bourgeois étant lui-même méprisé par le sang bleu, justement pour son mauvais goût.
Quand j’en ai fini avec les zones habitables, qui à Vaux-le-Pénil représentent une harmonie dans la mixité laquelle, je pense, fait envie à énormément de maires en France, je balade mes souvenirs vers la zone industrielle. Elle représentait, dans mon enfance, la moitié de la superficie de la ville à elle seule. Je me souviens d’une zone industrielle qui fonctionnait à pleine régime, car elle était propre et non délabrée (l’activité amène l’argent, l’argent les équipes d’entretien).
Vaux-le-Pénil, c’est un espace aussi vaste que celui de Melun mais qui maintient mordicus ses apparences de petite commune fleurie. Un équilibre quasi-parfait, du moins dans mes souvenirs, entre zones habitables, zones de promenades, zones industrielles, zones à préserver, zones culturelles… Vaux-le-Pénil est un château habité par des colocataires aux revenus très variés, sans que cela ne souille en rien la vie en communauté. Du moins, dans mes souvenirs.
Herizo
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