«Toute la richesse d’un projet est dans le programme,» assure l’architecte Françoise Raynaud. Certes. Mais la magie d’un ouvrage, c’est ailleurs qu’elle va la chercher. «Les objets ont une âme,» dit-elle. Les lieux également. Loci Anima est une agence singulière tant dans sa structure que dans les réponses qu’elle propose. Portrait.
Ceux qui la connaissent sont dithyrambiques : «remarquable archi», «une grande intelligence du projet», «elle est claire, transparente, ne triche pas», etc. Les architectes qui ne la connaissent pas sont intrigués par son travail : «on sent qu’il y a une vraie démarche». Enfin, conclut l’une de ses connaissances, «ce n’est pas une mondaine». Ce qui explique peut-être la relative discrétion médiatique de Françoise Raynaud même si la production de l’agence Loci Anima ne passe pas inaperçue.
De fait, dans l’ancien (et vaste) entrepôt reconverti en agence au fond d’une cour du IXe arrondissement de Paris, Françoise Raynaud accepte le jeu de l’entretien pour ce portrait sans faux-semblant. Directe, concentrée… Ses propos vont au cœur de la problématique abordée tandis qu’elle parvient à exprimer précisément ses idées en très peu de mots. Du coup la conversation est immédiatement d’une étonnante densité tandis que son accent lui donne une chaleur particulière. Et si elle fait désormais appel à une agence spécialisée pour sa communication, l’architecte apparaît plus sensible au caractère professionnel de la rencontre – elle pose autant de questions que son interlocuteur, souvent pour elle-même d’ailleurs – qu’aux éventuelles retombées médiatiques, lesquelles semblent loin d’être son souci premier.
«Ce métier est aussi fort en gratification qu’en difficulté ; c’est quand même amusant de dessiner des maisons, c’est ce que font les enfants,» dit-elle. Voici résumé en un trait sa carrière. Le décryptage sera forcément plus long.
Au départ, il y a à Carcassonne, puis à Sète, une gamine qui a toujours voulu être architecte : «on m’achetait des lego ; je n’avais qu’une idée en tête : devenir architecte,» dit-elle. Elle-même ne se souvient pas quand et comment le mot ‘architecture’ lui a permis de définir cette passion singulière mais elle avoue aujourd’hui «avoir du mal à imaginer qu’on ne sache pas ce qu’on veut faire». «Je n’avais aucun doute et, encore aujourd’hui, je doute de plein de choses mais pas sur le fait qu’être architecte soit mon métier». Elle n’est même pas loin d’être persuadée que «tout ça était écrit».
Certes elle a baigné dans son enfance, avec son frère Patrick Raynaud, de treize ans son aîné et aujourd’hui artiste peintre et ancien directeur de l’ENSAD de Paris, dans un milieu culturel «simple mais créatif» avec des parents «artistes méconnus». Mais sa détermination à devenir architecte vient d’ailleurs. En effet, à 17 ans, après un bac C brillamment acquis, elle part seule à Paris car, «pour pratiquer l’archi au niveau que je voulais atteindre, il n’y avait que Paris». Certes dit-elle, c’était «merveilleux» de se réveiller le matin et de voir la mer mais elle avait déjà analysé, en 1977, qu’à l’époque les architectes de province ne faisaient que ce que les architectes parisiens voulaient bien leur laisser. CQFD.
Autonome, elle choisi l’école de La Villette (Roland Castro était son directeur d’études) dont elle est diplômée en 1984. Dans la foulée, elle rentre chez Nouvel qui, d’emblée, lui confie l’Opéra de Lyon puis, très vite, la responsabilité de la Tour sans fin. C’est une décision déterminante car, pour la mise au point de la structure complexe de cette tour de 425m, elle travaille étroitement avec l’ingénieur Tony Fitzpatrick dont elle apprend «tout». Par ailleurs, la voilà désormais en train de faire le tour du monde pour «apprendre» comment se «fabrique» une tour mais aussi pour crédibiliser le projet. Elle est notamment, se souvient-elle, ‘auditée’ par de grands bureaux d’études américains et, à Chicago, par les associés de SOM. Trois ans plus tard, le projet est abandonné mais son goût pour la maîtrise technique et structurelle restera gravé. «Une fois que tu as le déclic, tu n’as plus d’appréhension et, une fois désinhibée, il n’y a plus grand-chose qui te résiste,» explique-t-elle.
Plus tard, c’est grâce à l’amitié d’un autre ingénieur, Joseph Attias, qu’elle décrochera des projets au Vietnam, où il a une agence. Mais là où tout est possible, ou presque, pour un ingénieur structure, l’architecte a compris que, financièrement, ce ne l’est pas toujours. D’où la volonté de Françoise Raynaud de mettre en exergue les aspects économiques de ses projets, ce qu’elle appelle «crédibiliser le prix». «Les contraintes économiques n’expliquent jamais la mauvaise architecture,» dit-elle. «Elles sont au contraire une formidable opportunité de trouver des solutions inédites, originales et créatives si on reste maître des arbitrages».
D’où le mode de conception pratiqué à l’agence où l’analyse est rigoureuse avant même l’élan créatif. «Nous inventorions les problèmes puis les appréhendons de façon très rationnelle car savoir poser les questions et les problèmes est déjà une façon de les résoudre,» dit-elle. Elle prend pour exemple la base française pour l’America’s Cup (2000, Nouvelle-Zélande) qui a transformé la vision que l’on se faisait d’une base nautique à l’époque : «’comment je fais pour la construire en France et la transporter là-bas ?’ était la bonne question à se poser». Mais elle aurait aussi bien pu citer l’exemple des tours d’Issy-les-Moulineaux dont la conception prévoit que les plateaux de bureaux ne démarrent qu’à 25 m de hauteur. Jeopardy : la question est «comment libérer les sols pour créer des espaces publics et des lieux de vie ?».
Cela dit, ce n’est pas dans sa capacité à créer une structure ou maîtriser des contraintes économiques que réside l’essence du travail de Françoise Raynaud, au contraire. «Tant que tout est compréhensible, ça ne m’intéresse pas trop,» dit-elle. «Il faut lutter contre les idées reçues, la standardisation des pensées, de l’esthétisme ; comment je fais pour me laver le cerveau ? Comment ne pas faire un espace bête qui ne réponde qu’à des besoins ?»
Au départ, il y a une certitude : «les objets ont une âme,» dit-elle. «Il y a des endroits qui sont chargés ; c’est comme les hommes, on ne comprend jamais la complexité d’un être humain». Et quand elle dit que le site est «très important», ce n’est pas à la typologie qu’elle pense mais, ayant beaucoup travaillé en Asie, au Feng Shui : comment enrichir un lieu ou ne pas corrompre ce qu’il offre déjà ? D’où sans doute ce nom d’agence Loci Anima, l’âme du lieu, qui n’est pas qu’un gimmick opportun. «On peut répondre avec facilité aux impératifs d’un programme et, qui plus est, quand on réalise un truc ordinaire, les gens ne se posent pas de question. Mais pour un truc extraordinaire, il faut faire la démonstration de son bien-fondé. Mais pourquoi aime-t-on les endroits atypiques ? Tant que je n’ai pas cette perception d’une âme, je ne lâche pas,» dit-elle.
Elle construit aujourd’hui au Vietnam une tour de logement et un centre de loisirs ainsi qu’un hôtel et une résidence de services. Or comme le site et l’environnement – l’âme du lieu – sont prépondérants, ils font que le bâtiment prendra telle ou telle forme, l’immeuble né de cette alchimie en ce lieu n’étant par essence pas ‘dupliquable’. Où qu’elle travaille à l’étranger, c’est ainsi que Françoise Raynaud résout, de fait, la question identitaire.
A l’inverse, lorsque le promoteur SEFRI CIME lui a proposé de faire équipe commune pour le concours du Pont d’Issy à Issy-les-Moulineaux, c’est elle qui a proposé à l’architecte japonaise Itsuko Hasegawa, qu’elle ne connaissait pas personnellement, de s’associer au projet. Ensemble, ces deux petites agences, outsider s’il en est, sont parvenues à l’emporter devant Claude Vasconi, Arte Charpentier, Jean-Michel Wilmotte, Valode&Pistre, Manuelle Gautrand et Rogers/Hauvette. Hello !
«J’étais très contente que Itsuko, une des figures emblématiques de l’architecture japonaise féminine des années 80, accepte de travailler avec nous,» explique Françoise Raynaud. Laquelle a construit une tour à Tokyo pour Jean Nouvel et, visiblement, voyage les yeux ouverts. «Sur les aspects urbanistiques, il faut rester très simple,» dit-elle.
De cette imbrication entre rigueur scientifique, sensibilité artistique et une intuition tournée vers la magie voire l’animisme, la première est la plus facile à vendre à un maître d’ouvrage. Et, de fait, Françoise Raynaud avoue avoir «lâché le morceau» quand elle a du accepter de ne pas contrôler l’intégralité du chantier. «Les maîtres d’ouvrage imposent de plus en plus des maîtrises d’ouvrage d’exécution, ce qui peut changer la nature du projet. Si ces décisions t’échappent… J’ai été obligé de le faire à certaines périodes de ma carrière et je ne suis pas encore tout à fait à même de refuser mais on essaye par tous les moyens de contrôler l’exé,» dit-elle. Ce n’est plus qu’une question de temps.
Les chantiers la passionnent et, en tant que femme, «peut jouer sur tous les registres,» s’amuse-t-elle. Elle dit n’avoir jamais eu de problème, «même très jeune archi, plutôt coquette». «Je suis quelqu’un de très diplomate mais les conflits ne me font pas peur». D’ailleurs, par association d’idée, elle en revient à Jean Nouvel qui «fait partie de ces hommes qui font confiance à la ténacité des femmes». Dix-sept ans avec Nouvel, «il fallait une volonté de carrière car, à carrière égale, une femme se bat davantage et doit convaincre plus qu’un homme». Peut-être Nouvel avait-il aussi le chic pour recruter des femmes dont le tempérament égalait le talent. Françoise Raynaud, à son tour, est éventuellement partie.
«Ce sont les gens qui m’ont poussé dehors car ils souhaitaient que je fasse leur maison et leur bâtiment,» dit-elle, en s’excusant à peine. Plus vraisemblablement sait-elle que si elle ne partait pas à ce moment là, elle ne serait jamais partie. De fait, la coupure lui a permis d’atteindre enfin le but qu’elle s’était fixé à 17 ans et les éléments de sa vie rêvée se sont finalement mis en place.
Elle créait alors une structure originale avec une équipe pluridisciplinaire qui mérite un détour tant elle fait la part belle à l’amitié et à la souplesse intellectuelle. En effet, ses trois associés sont Alexandra du Couëdic, diplômée de l’EDHEC, dans un rôle de management, de gestion financière et juridique, Jonathan Thornhill, son compagnon et architecte anglais qui assure la direction technique des projets et Pierre Mas, ancien régatier et fondateur d’une entreprise de construction de bateaux à voile chinois, qui apporte son expertise d’entrepreneur. Ce n’est donc pas, stricto sensu, l’agence de Françoise Raynaud, même si elle se réserve le «final cut» de l’aspect créatif. Et ce d’autant mieux qu’une telle structure lui offre le luxe de se consacrer au projet – elle souhaite à terme pouvoir y accorder, ainsi qu’au contact avec les clients, 90% de son temps – tout en permettant le développement d’une agence (une dizaine de collaborateurs) qui «tient la route financièrement».
Le départ de chez Nouvel et la création de l’agence l’ont autorisé à devenir mère. Orson (Citizen Orson ?) a cinq ans et, explique-t-elle, «les calques, les maquettes, les ordinateurs, pour un enfant, c’est le bonheur absolu». Même si le siècle a changé, elle sait de quoi elle parle ; ce chemin, elle l’a fait déjà.
Sauf qu’à Paris, il n’y a pas la mer.
Christophe Leray
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 24 juin 2009