Chacun sait déjà qu’en cette période électorale, surtout pour la mère des élections, le local et le circuit court, à défaut de politique, font vœux de toute part. Pour l’architecture aussi. Finie l’architecture internationale et la planète tartinée de la même pâte infâme de Los Angeles à Bombay à Moscou à Aubervilliers. Non, qu’on se le dise, l’architecture aussi sera locale et circulaire.
En témoigne par exemple ce communiqué de presse daté du 23 novembre 2021 et intitulé « Gensler renforce ses ambitions à Paris en signant un bail de 360 m² au 151 boulevard Haussmann ». Gensler ?
Gensler est « un cabinet international d’architecture, de design et d’urbanisme qui regroupe 50 sites et plus de 6 000 professionnels en réseau en Asie, en Europe, en Australie, au Moyen-Orient et en Amérique. Fondé en 1965 à San Francisco, le cabinet est au service de plus de 3 500 clients actifs dans pratiquement tous les secteurs ». Il suffit d’un rapide détour vers le site de l’agence pour comprendre que question architecture internationale, avec Gensler, on est chez des champions. La firme était en effet classée au premier rang des entreprises d’architecture les plus lucratives des États-Unis en 2020, pour la neuvième année consécutive. Chiffre d’affaires de la boutique en 2019 : 1,5Md€. Oui, un milliard et demi.
De quoi se poser des questions sur la modestie de l’investissement parisien. Seulement 350 m², boulevard Haussmann, c’est juste pour la concierge ? Ou alors peut-être les clients de Gensler, qui ont pour nom Equinix, JPMorgan Chase, Estée Lauder, BNP Paribas et Citigroup, ne sont-ils finalement pas si généreux ?
Ou, à l’inverse, Gensler a compris qu’il ne lui est nul besoin d’une grosse mise de départ pour un gros retour sur investissement ! Un téléphone et un fax ! De fait, Gensler justifie son installation par le fait d’avoir « connu une croissance exponentielle [en France] tout au long de la pandémie ». Ils auraient bien tort de se priver puisque c’est parti pour durer.
En tout cas, alors que tout le monde pleurniche en France, Gensler semble persuadé qu’il y a en ce pays un marché pour l’architecture, et un marché fantastique avec ça. Ce qui certainement compense largement les allers-retours en jet des partenaires qui n‘auront de cesse de découvrir le « Gai Paris » ; ‘fuck’ le local et les circuits courts comme on dit à San Francisco dès qu’il s’agit de business. D’ailleurs, que la firme s’installe « au cœur du Quartier Central des Affaires » (notez les majuscules) est bien le moins. À moins évidemment que le circuit court ne soit, pour ces hommes et femmes de goût, représenté par le boulevard Haussmann « avec ses élégantes façades et son incontestable raffinement ». Pour Gensler, le « raffinement », c’est une découverte !
D‘ailleurs loin de ceux-là l’idée de n’être pas attentifs au contexte local, ils sont au contraire bien intentionnés. « Le nouveau bureau parisien incarne les caractéristiques [destinées à] favoriser le bien-être des salariés et leur productivité. Typiquement parisien, il symbolise l’idée d’un « chez-soi loin de chez soi » – et offrira la possibilité aux employés de façonner leur espace de travail comme ils le souhaitent, facilitant la transition vers un mode de travail hybride ». Voilà des Américains à Paris qui, après enquête et traduction en novlangue locale, ont décidé que ce serait la fête aux employés. Des Samaritains. Ils sont là pour notre bien. Le mot-clé : productivité.
Pour les architectes, français ou non, tentés par l’aventure, le premier salaire pour un débutant chez Gensler démarre à $100,000 par an. De quoi donner des idées, surtout pour travailler plaisamment au sein d’un petit bureau convivial avec une adresse bien centrale à Paris.
D’ailleurs, ceux-là encore, apôtres pourtant de l’architecture internationale par nature, de rendre grâce aux « hauteurs sous plafond et sa lumière naturelle » de leur nouvel espace de travail, deux éléments qui offriront « aux employés un espace qui s’appuie sur tous les éléments qu’ils affectionnent dans le télétravail ».
Comment douter en effet de la bonne volonté des nouveaux arrivants puisque « le respect de l’environnement a été un facteur clé dans le choix de l’emplacement – aucune intervention n’a été nécessaire pour modifier l’espace, ce qui représente une empreinte carbone considérablement plus faible ». Il fallait y penser. Ou ils se fichent de nous comme un Premier ministre australien. En tout cas, les Californiens peuvent remercier le Baron Haussmann, qui n’avait jamais entendu parler ni de Gensler, ni de télétravail, ni d’architecture internationale !
Toujours est-il que Gensler a « récemment », selon le communiqué, obtenu son inscription au Conseil National de l’Ordre des Architectes « pour exercer en France ». Une inscription de fait établie le 14 septembre 2021 sous le numéro S22458 au nom de GENSLER FRANCE SAS, ce qui sonne mieux dans un pays de poètes que GENSLER AND ASSOCIATES INTERNATIONAL LTD. Bienvenue donc à Gensler et ses 6 000 collaborateurs, la réussite appartient aux entreprenants !
Deux remarques cependant. La première pour en revenir à la politique. Normalement, avec le discours dont les politiciens et politiciennes nous bassinent depuis quelques années déjà et vont nous abreuver encore jusqu’à plus soif durant la campagne qui vient – le local, le frugal, le circuit court, le made in France, l’économie circulaire, tout ça, une rhétorique qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle de Montebourg le Pathétique – normalement donc, avec un tel discours, pour une boîte comme Gensler, il n’y a pas la place. Pas parce que c’est interdit mais parce qu’il n’y a pas de demande.
Ce sont pourtant bien eux les politiques, ceux avec une vision et in fine maîtres d’ouvrage du pays, qui font l’intérêt général. Ou n’ont-ils simplement, au-delà du discours, absolument zéro influence ? À moins évidemment que l’architecture ne sorte du droit commun. De fait, il y a fort à parier que pour pendre la crémaillère au 151 Boulevard Haussmann seront invités tout ce qui se fait de bien à Equinix, JPMorgan Chase, Estée Lauder, BNP Paribas, Citigroup et chez leurs amis politiques et industriels et maîtres d’ouvrage et constructeurs et promoteurs et financiers et bureaux d’études, etc. Venir habillé.
Deuxième remarque. Que la France soit une terre d’accueil, rien de nouveau et tant mieux dans un sens. Cependant, encore récemment, les agences étrangères arrivaient à Paris une par une, en leur nom propre, souvent précédées d’une réputation flatteuse sinon d’un Pritzker, et un élu maître d’ouvrage un peu vain pouvait encore justifier de désirer BIG ou Kengo Kuma ou Zaha Hadid pour le gymnase de sa commune. Il semble que ça c’était avant.
En effet, ces pionniers – et leurs bâtiments avec ? – sont eux-mêmes désormais ‘has been’ et ont autant de mouron à se faire que leurs collègues de souche puisque ce sont maintenant carrément des multinationales de l’architecture, des sociétés anonymes au sens propre, qui s’installent dans la place avec leurs gros sabots. Vu d’ici, avec Gensler qui déboule sur le marché, pour utiliser une image sportive, c’est le PSG qui vient jouer contre les amateurs de Bourg-en-Bresse, ou Mike Tyson qui rencontre mon petit frère ! La réussite de Gensler à Paris ne fait donc pas de doute et saura certainement inspirer d’autres firmes dans le genre. Snøhetta et Fugimoto et tous ensemble au secours de l’architecture française ? De l’architecture tout court ?
Dit autrement, malgré ce que nos pauvres pouvoirs en place professent la main sur le cœur, l’architecture internationale, aux circuits longs, a de beaux jours devant elle, ici même à Paris et en France. En revanche, elle sera « sustainable ». Du moins c’est ce qu’on assure chez Equinix, JPMorgan Chase, Estée Lauder, BNP Paribas, Citigroup et al où l’on promet de belles hauteurs sous plafond.
Christophe Leray