Elle ressemble aux pionnières de l’aviation, ces héroïnes d’une modernité intemporelle, à la beauté sportive et déterminée, dont on ressent la flamme, tout au fond. Dehors elle affiche une force tranquille, comme au jour de son installation à l’Académie, dont elle dit qu’elle était heureuse, tout simplement.
À première vue son architecture revendique cette présence extrêmement réfléchie, parfois intimidante ou impressionnante par son envergure, comme les Dunes à Val-de-Fontenay (Val-de-Marne), ou les Black Swan à Strasbourg (Bas-Rhin) – des morceaux de ville. Une architecture inspirée et heureuse, avec des plages d’humanité. Qui lui ressemble.
Pour autant, derrière cette apparence lisse ou lointaine se trouve une autre Anne qui cherche, qui lit, qui questionne, qui réfléchit. En écoute et en demande…
Je ne vais pas raconter le vertueux, toujours les mêmes problématiques et les mêmes enjeux… Pas même vous parler de la réversibilité de ses bâtiments, un sujet qui la passionne pourtant vraiment.
Je préfère pousser la porte et vous faire entrer dans un monde que vous connaissez moins. Par exemple, qui d’entre vous a lu « Marcelle sur une parallèle » ?
La parallèle est sur une plage. La mélodie des rimes, l’accointance énigmatique des mots, entre le suranné du prénom et l’objectivité scientifique de la parallèle m’enchantent. Un arrière-goût d’Agnès Varda et une pincée de Boby Lapointe qui se seraient rencontrés… nous rapprochent doucement du sable…
Ce n’est pas encore la Normandie. C’est Salin-de-Giraud, au sud-est du delta de la Camargue. Il n’y a pas si longtemps en venant d’Arles (Bouches-du-Rhône), on traversait des rizières, on croisait des flamants roses, c’était tout au bout d’un autre monde. Il y avait Beauduc – un endroit mythique près de l’eau où l’on dégustait des tellines et du loup flambé au pastis dans le cabanon de Juju. C’était magique. Les cabanons ont été détruits il y a près de vingt ans au nom de la protection de la nature…
Tout près se trouvait un autre endroit étonnant, une plage de 25 km, dernière survivance d’un monde révolu où l’on venait vivre entre soi mais chacun chez soi dans des caravanes ou des baraquements provisoires, que chacun construisait et déconstruisait à la fin des vacances, sans tambours, ni trompettes, ni incivilités. Une sorte de paradis primitif, utopique société égalitaire… la plage de Piémanson. C’est fini aussi. Au printemps 2014, l’annonce tombait. La plage serait fermée à la circulation. Huit hectares cédés à la Compagnie des Salins du Midi. Une aire de stationnement serait construite. Une autre idée du vertueux…
Quand Anne rencontre Marcelle, c’est là. Marcelle goûte la liberté des vacances et du camping sauvage entre gens civilisés.
« Marcelle, c’est cette dame, rencontrée sur la plage. Elle était confortablement installée sur un transat, devant sa cahute, et regardait juste la mer, sans rien faire… La mer et la plage remontent perpendiculairement sous les alignements hachés et infinis des abris provisoires, construits sommairement ».
Le travail mémoriel – fondamental dans sa pratique – fait son œuvre… Ainsi naissent les Dunes : à Val-de-Fontenay, « ce sont la grand-rue et ses équipements qui se glissent perpendiculairement en dessous des grandes lignes de construction qui abritent, en continu, des surfaces libres devenant de grands espaces de travail. Ce sont elles qui rendent le lieu identifiable, avec leurs grands effets de vague ».
Il s’agit bien de mise en place de schémas de fonctionnement, d’esthétiques et aussi de bonheur. Relier la Ville à tout ce qui fait son ADN, la culture, l’humanité… Ne vous y trompez pas. Marcelle n’est pas anecdotique. C’est seulement une manière inédite de faire architecture. Par le regard. L’intuition. Le travail de mémoire qui est aussi la fabrique des idées.
Une plage normande. Il n’y a pas de hasard, cette fois aussi le projet est inspiré, réfléchi, prémédité, et sitôt creusé. Elle le dit. Il y a dans cette histoire autre chose qui n’est pas l’invention d’un nouvel objet. Ce qui se joue est ailleurs, entre la fascination du sacré, le travail mémoriel encore, et le déplacement. L’action créative se place précisément dans ce déplacement. C’est le même processus qui part de la plage de Salin et fabrique les Dunes de Fontenay…
L’objet existant est une église rupestre, creusée dans la roche en un bloc monolithique taillé en forme de croix dans la roche de Lalibela en Ethiopie.
Un travail de titans.
Elle le construit. Le sable est creusé, déplacé jusqu’à l’apparition de la forme en croix. Le mouvement de la marée n’est pas dans cette histoire, Il n’y aura ni envahissement ni dilution, car « le sacré, rien ne peut le détruire ». dit-elle
C’est une autre histoire de verticales et d’horizontales.
« Une ligne fine et continue, creusée sur le faîte de l’œuvre, créait une verticale qui dialogue avec l’horizon. En effet, c’est au moment précis où la position accroupie de l’observateur, devant l’œuvre, face à la mer, permettait de faire se rencontrer ces deux lignes essentielles du projet que la connexion entre l’œuvre et l’univers se réalisait, actant ainsi sa dimension silencieuse et légère ».
En 2023 elle a gagné un projet qui lui tient au cœur – le Centre Culturel de l’Arménie à Alfortville (Val-de-Marne). Un cube formé de six faces identiques, dont l’ancrage au sol est aussi une métaphore de son ancrage culturel.
C’est la lumière qui scripte ce projet. Une façade comme un jeu de carrés dessine des ouvertures en croix.
Ces croix sont les sources de lumière.
Elle dit aussi que la force symbolique de l’architecture doit représenter l’univers. Et que l’être humain reprend ainsi la main sur la connaissance du monde.
Et qu’il y a une ambivalence entre la dimension sacrée et le destin de l’homme.
Tina Bloch
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