Pour cette dixième chronique de sable, j’ai eu envie de raconter un projet récent mais différent, dans la déjà longue histoire d’Archisable : le boustrophédon de Pierre-Antoine Gatier.
Voici pourquoi… Il me faut d’abord présenter mon invité à ceux qui n’ont pas encore la chance de le connaître car Pierre-Antoine Gatier – Architecte en chef et inspecteur général des monuments historiques, membre de l’Académie des Beaux-Arts – n’est pas un architecte comme les autres. Il aime à résumer le sens de son engagement en peu de mots qui lui ressemblent, d’une élégance aussi discrète que déterminée – intervenir sur le déjà là. Aussi, sur le sable nous verrons comment son propos est autant une renaissance qu’une naissance. Une remise au monde.
C’est d’abord un projet d’érudition, donc de mémoire.
C’est aussi un projet d’une absolue frugalité – un mot à la mode – un outil et un geste.
C’est un projet d’une beauté saisissante, inattendue. Beauté – un mot périmé.
L’homme du Patrimoine est aussi (mais pas seulement) le grand défenseur des architectures du vingtième siècle, en particulier un passionné des premiers bétons armés : Maison Hennebique (1898) à Bourg-la- Reine, sauvée de la démolition et classée en 2012 ; Le Corbusier : maisons La Roche et Jeanneret (1923), immeuble Molitor (1931) à Paris, Villa E-1027 Eileen Gray (1926) ; Tour Lénine de Gailhoustet (1968), Renaudie, Zehrfuss… on ne saurait ici donner la liste complète de ce patrimoine en danger passé par la pertinence et l’enthousiasme de son regard…
Le béton, donc… nous ramène sur une plage de Normandie.
Les blockhaus du mur de l’Atlantique – forteresses défensives – sont répertoriés et photographiées dès 1958 par Paul Virilio, maître verrier, puis philosophe puis architecte. Enfant, il a vécu les bombardements. Jeune homme, il découvre ces constructions qui le fascinent. « Toute une série de réminiscences culturelles me saisirent – les mastabas, les tombes étrusques, les structures aztèques… comme si cet ouvrage d’artillerie s’identifiait aux rites funéraires… ». (Bunker Archéologie 1967).
Depuis, le béton des blockhaus fantômes que l’on pensait indestructibles, s’effrite lentement…
En vérité la composition du béton ressemblerait à une recette de cuisine… Pour 1m3 de béton, compter 350 kg de ciment, 1 175 kg de graviers et 680 kg de sable !!!
Le dosage ciment eau est grandement dépendant de la vulnérabilité… Trop d’eau – trop friable – comme une pâte à tarte… L’acier arme mais rouille, altère, fragilise…
Personne ne pourra jamais oublier la tragédie du pont de Gènes… 484 mètres de tablier de béton.
Pourtant à l’heure du béton maudit (il est dit troisième cause de production d’émission de CO²) et du diktat bois brique pisé sinon rien, un regard bienveillant et apolitique sur ce patrimoine en danger réconforte.
« J’ose regarder les structures historiques en béton armé, abandonnées, négligées. J’apprends à restaurer ces structures anciennes. C’est une pratique minimaliste, un engagement archéologique. Je répare, je ne reconstruis pas ».
Nous voici donc à la plage… à quelques deux cents mètres justement d’un bunker récemment exhumé pour des travaux de jardinage, et sitôt enfoui sous une végétation dense – le balnéaire planque les mauvais souvenirs et se rassure en multipliant bistrots de plage, musique de plage, transats, parasols, poubelles et parkings. Pas mûr pour Bunker Archéologie … Pas encore.
« Sur la plage, le déjà là n’est pas là », dit Pierre-Antoine qui a le sens de la formule.
« La plage est une métaphore d’un grand espace libre ».
Le projet s’organise : un outil, un geste, un terrain.
« La naissance de l’architecture c’est l’arpentage, le parcellaire, les limites…
J’ai essayé d’introduire un processus d’installation d’une architecture », dit-il
Un outil. Sur le sable qu’il ne compte sûrement pas armer… il s’est donc équipé d’un unique outil à la silhouette très particulière : un long manche à bec d’oiseau…
Le buttoir – c’est son nom – est un outil traditionnel du labour permettant d’émietter la terre et de la pousser vers les plantations pour les protéger.
Il est utilisé aussi pour tracer des sillons avant un semis…
Un geste – le boustrophédon. « Chercher un geste parfait », dit encore Pierre-Antoine. Le boustrophédon, donc… est une écriture archaïque utilisée par les Orientaux et les Grecs, imitant le mouvement des sillons tracés dans un champ, dans laquelle une ligne se lit de gauche à droite, puis de droite à gauche, et ainsi de suite sans interruption.
Se saisir de l’outil et du geste fondateur du sillon. Mais pour faire quoi ?
Un terrain. « Parce que le geste parfait doit aussi se confronter à la magie de la plage ». C’est entre deux bras d’eau mouvants dessinés par la marée descendante que notre homme choisit de s’installer. « Un terrain non maîtrisable ».
La taille de l’œuvre n’est pas préméditée. Elle s’installe en triangle, au plus loin, au plus étroit, dans le territoire consenti par la marée, tandis que le geste s’allonge, précis, régulier, de plus en plus large, de plus en plus proche du sable sec – 300 pieds – sourit l’homme de l’art…
Le drone joue un rôle inédit et imprévu en proposant à mesure de l’avancement une autre vision du territoire. C’est l’œil d’Icare qui embrasse la totalité du site et guide la progression : « Comment représenter sur une seule feuille la matière d’une ville ? Si la géographie osait se placer du plus haut du ciel pour figurer le monde… s’imaginer oiseau, grisé de tout voir… » (Le dessus des cartes. Picon et Robert 1999).
C’est ainsi qu’est né, d’un outil traditionnel, d’un geste fondateur, et de la géographie aléatoire de la marée descendante, le premier boustrophédon de l’histoire d’Archisable ou « mettre en scène la rencontre entre l’utopie d’un geste parfait et le territoire de la plage ».
Plus tard, à marée montante, l’eau s’empare de chaque sillon, ligne après ligne, dans le moment long de l’envahissement. En vue cavalière, le mécanisme de la marée montante produit des destructions méthodiques, rationnelles, prévisibles.
Mais en vue aérienne, « l’œil d’Icare » offre un spectacle grandiose, comme si tous les dieux antiques avaient été convoqués pour des épousailles de flots, de couleurs, de tourbillons.
Il dit encore :
« Éclairer ce en quoi je crois… Savoir regarder ce qui est là. Le coquillage comme toutes les architectures doit être considéré comme faisant partie de l’Histoire.
Le regard patrimonial n’est pas figé mais en émerveillement permanent ».
Tina Bloch
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