Il suffit parfois d’une théorie d’architectes en résidence pour transformer la destinée d’une petite ville apparemment vouée à la déréliction industrielle. C’est ce dont témoigne la ville de Flers, en Normandie, 15 000 habitants. A l’issue d’un forum mondial des jeunes architectes en 2015, un projet de ville était né. Il est en cours et ça dépote ! Explications.
Concomitamment à la 5ème Biennale d’architecture de Caen, qui s’est déroulée du 10 au 21 octobre 2018 sur le thème ‘Faire battre le cœur des villes’, se tenaient les Journées professionnelles du Club Prisme, une association d’élus de villes issues de la reconstruction (Le Havre, St Nazaire, Dunkerque, Caen, etc.), et dont l’angle de travail était justement cette année ‘De la Ville des années 50 à la ville contemporaine, comment vivre la Ville reconstruite aujourd’hui ?’.
Parmi ces ateliers, l’un était intitulé : ‘Quels centres à vivre pour demain ?’. Celui-là avait pour particularité de compter parmi les conférenciers Michel-François Delannoy, directeur du programme ‘Cœur de ville’* de la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC) ainsi qu’Isabelle Safray, directrice déléguée de la CDC.
Tous les deux ont pu expliciter l’évolution de la doctrine au sein du bras armé du développement économique de l’Etat. En substance, ont-ils expliqué, puisque le constat montre clairement que nombre des centres de villes petites et moyennes subissent une «mutation dangereuse», il était urgent pour la CDC de prendre en compte cette nouvelle réalité. En conséquence, il fallait pour ses services apprendre à imaginer de nouvelles façons de travailler, plus souples, sur de plus petits projets, avec une autre rentabilité ou, à tout le moins, une rentabilité différée.
«On ne peut pas appliquer les mêmes règles dans une grosse métropole ou dans une ville moyenne en difficulté ; transférer des solutions qui marchent à Paris à une ville moyenne, c’est l’échec assuré», résume Isabelle Safray. La préparation de cette mission ‘cœur de ville’ a permis d’obtenir de nouvelles grilles de lecture des difficultés des centres-villes et des solutions éventuelles que pouvait proposer la CDC.
Tant Michel-François Delannoy qu’Isabelle Safray ont pris soin de préciser en préambule, en le soulignant, qu’il importe en premier lieu pour les élus d’avoir une approche de ‘développement’ (au sens large – création de valeur écologique par exemple) plutôt qu’une approche de ‘gestion de crise’. «Il faut la force d’un projet territorial affirmé et assumé», disent-ils. Et ce projet doit compter des destinations multiples – habitat, services, loisirs – puisque ce n’est qu’ensuite que les commerces vont s’installer là où sont les flux. Dit autrement, pour revitaliser son centre-ville, s’attacher seulement au commerce, c’est s’endormir sous l’arbre qui cache la forêt.
Enfin, tous deux notent qu’il faille aussi rechercher des stratégies qui échappent aux choix territoriaux car «d’autres mutations auront un impact très fort sur un territoire». C’est le cas du numérique par exemple. Dit autrement, il faut pour les élus ne pas hésiter à avoir de l’imagination.
Et «pour les villes dont le diagnostic est encore en cours d’élaboration, la CDC peut aujourd’hui mobiliser des moyens d’ingénierie identifiés pour les accompagner», indique enfin Michel-François Delannoy.
Sans en comprendre toute la portée a priori, les élus de la ville de Flers et Flers Agglo, dans l’Orne, à partir d’une intuition géniale, ont comme Monsieur Jourdain coché toutes les cases de cette nouvelle grille de projet de la CDC. Et ces élus savent aujourd’hui ce qu’ils doivent aux architectes.
Reprenons. Tout a commencé en décembre 2015 quand la ville a accueilli le XIIe Forum mondial de jeunes architectes**, un évènement organisé par la Fédération Mondiale des Jeunes Architectes (FMJA), une association française créée en 1996. Tous les deux ans, ce forum mondial réunit entre 20 et 30 architectes, urbanistes et paysagistes, tous de pays différents représentant les cinq continents, qui passent deux semaines en immersion dans un lieu donné avec pour objectif de faire des propositions de recomposition architecturale et urbaine.
En 2013, le forum a eu lieu à Kosice, en Slovaquie, en 2017 à Lomé, au Togo. En 2015, Flers s’enorgueillissait donc d’accueillir un aréopage hétéroclite d’hommes et femmes de l’art. Thème de leurs travaux : la gare de Flers.
Pendant 15 jours, les 25 architectes sélectionnés dans 20 pays, regroupés en cinq équipes, ont arpenté et déambulé dans Flers. Autant dire qu’ils ne sont pas passés inaperçus auprès de la population. Pour donner une idée de la sidération ressentie par les habitants, l’équipe numéro 1 était composée de cinq architectes venus de France, de Chine, du Brésil, du Togo et du Vietnam et qui ne se connaissent évidemment ni d’Eve ni d’Adam. Chacune des cinq équipes était ainsi constituée.** Bonjour les visiteurs exotiques dans une petite ville calme et discrète de l’Orne !
Surprise ! «[L’évènement] fut un catalyseur», se félicitent aujourd’hui, visiblement ravies, Sybille de Carcouët, directrice de l’Aménagement de Flers Agglo, et Nathalie Martragny, responsable habitat de Flers Agglo, qui présentaient aux autres élus présents à l’atelier les résultats de leur manifestation. Non seulement, disent-elles, la population fut curieuse et ravie – quoi ces gens viennent du bout du monde pour s’occuper de notre ville ???? – mais, surtout, «ces rencontres et ces travaux ont permis une prise de conscience des élus et des services municipaux de problématiques urbaines insoupçonnées». Oui, d’aucuns imaginent bien la surprise des services municipaux…
«Penser la ville de demain, c’est s’appuyer sur la jeunesse, la créativité et l’innovation», expliquent-elles. Il fallait le vouloir. Ni elles ni personne en ville ne fut déçu.
«Le travail d’un jeune architecte n’est pas le travail d’un bureau d’études», poursuit la directrice. Sans avoir à se brider, les jeunes archis sont parvenus à proposer «des façons de penser autrement». «Nous avons compris avec eux qu’il nous fallait approcher le développement du centre-ville dans une démarche globale, pas uniquement sur l’habitat par exemple», dit-elle, évoquant «un moment intense, riche intellectuellement, avec une charge émotionnelle forte». Le travail des jeunes archis a également conforté les partis pris intuitifs des élus liés au réaménagement de la gare, chacun comprenant bien que dans une ville de 15 000 habitants, les gens de la campagne environnante ne s’y rendent qu’en voiture.
Le tout avec des architectes venant tous d’horizons si divers qu’ils ne parlaient même pas la même langue en se rencontrant. C’est sans doute la force du concept. C’est l’architecture qui est devenue un langage commun autour d’un projet partagé. Et Flers s’est mise aussi à parler d’architecture.
Autre avantage inattendu : «Au départ, l’architecture de la reconstruction n’était pas un sujet pour les Architectes des Bâtiments de France (ABF) mais le Forum leur a fait prendre conscience de l’intérêt de ce patrimoine et les Flériens ont pu au travers de ce forum également se réapproprier leur histoire», conclut Sybille de Carcouët.
Chaque équipe a présenté le 18 décembre 2015 ses travaux devant un jury international présidé par l’architecte Henri Ciriani**. A l’issue de ces travaux, une exposition a été présentée au public
Aussi quand la CDC a commencé à imaginer son programme ‘Cœur de Ville’, Flers avait déjà un plan. Aujourd’hui, plusieurs projets sont déjà en cours d’études, avec des financements de la CDC et d’opérateurs privés, mais dans le cadre d’un projet d’ensemble cohérent parfaitement compris par les habitants.
Ce qui démontre l’intérêt des architectes et de l’architecture en amont des projets de revitalisation des centres comme source de réflexion et potentiel pour espérer faire une ville sinon intelligente, au moins intelligible. Les Flériens s’en féliciteront sans doute longtemps, même quand ils auront oublié les noms des 25 archis venus passer deux semaines chez eux.
Christophe Leray
* Un plan lancé en mars 2018 par Jacques Mézard, alors ministre de la Cohésion des territoires. Le plan « Action cœur de ville » doit permettre de mobiliser, en faveur de la revitalisation des cœurs de villes moyennes, plus de 5 Md€ destinés à 22 villes moyennes, avec les apports financiers de la Caisse des Dépôts, d’Action logement et de l’Agence nationale de l’habitat (Anah).
**Si ce Forum a été une étonnante aventure pour les Flériens, noter que le CAU61 en a fait une transcription complète et d’un grand intérêt. Ce dossier peut être consulté ici.
Ci-dessous, la composition des cinq équipes et un lien vers leurs travaux
*Equipe 1 – Flers, l’identité révélée
Nicolas COURALET, France / Jing Wen JIN, Chine / Luana KERBER, Brésil / Akuto Akpedze KONOU, Togo / Bui Quang VU, Vietnam
Equipe 2 – Flers, développer une ville moderne
Jean-Baptiste BOUYER, France / Fernando FERNÁNDEZ, Chili / Uzeir GASIMOV, Azerbaïdjan / Péroline GONÇALVES, Bénin / Kiriaki KATSIKA, Grèce
Equipe 3 – Flers, la toile
Yacine BENZERARA, Algérie / Marie-Astrid GARNIER, France / Kyoungsoo KIM, Corée / Lissette MENIEUR NUNEZ, République Dominicaine / Katarzyna ZYNGIEL, Pologne
Equipe 4 – Flers, une ville privée
Mahfoud LAASRI, Maroc / Elise LE DUC DA ROSA FREIRE, France / Balaji Mohan RAJKUMAR, Inde / Ioana Catalina VARZARU, Roumanie / Ada YAYA BOCOUM, Burkina Faso
Equipe 5 – Flers, une structuration par le(s) vide(s)
Ezequiel COLMENERO ACEVEDO, Mexique / Carole DIOP, Sénégal / Amir DOUZI, France-Tunisie / Eleonora GEMINIANI, Italie / Christina STEFANOVA, Bulgarie
**Les membres du jury
Albert Dubler, Past President de l’Union internationale des architectes (UIA)
Patrick Colombier, Commission concours UIA, Conseiller Conseil pour l’international des architectes français (CIAF), Past President du Syndicat de l’architecture
Lionel Dunet, représentant le CAE, membre du CIAF
Jean-Jacques Bégué, Conseiller national de l’Ordre des architectes et le CIAF
Fodé Diop, Président de l’Ordre des architectes du Sénégal, vice-président de la Fédération mondiale des jeunes architectes (FMJA) pour l’Afrique
Achille Ndongo Nguendia, Directeur du développement et de la recherche à l’Ecole africaine des métiers de l’architecture et de l’urbanisme (EAMAU), sous-directeur de l’architecture au MINDHU (Ministère de l’Habitat et du développement urbain-Cameroun)
Nicolas Akidjetan, Président de l’Ordre des architectes du Togo
Yves Goasdoué, Député-maire, Président de Flers Agglo
Michel Dumaine, Maire de Messei, vice-président de Flers Agglo, vice-président du CAUE de l’Orne
Josette Bonnel, Maire adjoint délégué à l’habitat, au patrimoine communal et au développement territorial à l’urbanisme, ville de Flers