Les journaux nationaux – Le Monde, Libération, Les Échos – ont ces derniers mois fait état du supposé mal-être des étudiants en architecture et des jeunes diplômés employés des agences. Sortez les mouchoirs !
Dans ces articles, deux thèmes sont cités de façon récurrente : « les dérives de la culture charrette », un objet de détestation, les étudiants ou jeunes professionnel(le)s apparemment épuisé(e)s voire victimes d’hypertension – vite une cellule psychologique –, et la découverte lors des premières années d’exercice de la dure réalité du métier : « on nous a vendu du rêve », expliquent ces jeunes gens déçus que la vie, dont ils ont d’évidence du mal à percevoir les enjeux, ne soit finalement pas un long fleuve tranquille.
Commençons par la charrette, objet de tous les fantasmes. Comprendre en premier lieu que la charrette est consubstantielle à la culture architecturale. À cela une raison simple. Lorsque, durant les quelques siècles passés sans ordinateur, il fallait construire des ouvrages monumentaux – un Colisée, un château, une cathédrale – le maître d’œuvre sur son chantier, chaque fin de journée, juste avant la tombée de la nuit, faisait le point de l’avancée des travaux et commandait les plans d’exécution détaillés qui seront nécessaires le lendemain pour caler un vitrail, lier deux murs d’angle, tailler la pierre ou fabriquer la menuiserie avec précision.
Ces plans devaient être prêts dès le lever du jour, pour l’arrivée des compagnons. Il n’y avait ni voitures ni trottinettes non plus à l’époque mais un préposé qui, avec sa charrette – car les planches étaient nombreuses et volumineuses – avait pour mission de faire le tour des ateliers dès potron-minet et de récupérer les plans du jour. Il fallait donc pour les grouillots avoir impérativement fini avant l’arrivée de la charrette, qui n’attendait pas, car sinon sur le chantier les francs-maçons se tournaient les pouces en pestant contre l’architecte endormi.
Le maître d’œuvre, le chef, devait quant à lui se partager entre le chantier le jour et la vérification la nuit que le travail était bien effectué. Il fallait du temps, du talent et beaucoup d’efforts pour les jeunes apprentis de voir la lumière du soleil.
Encore aujourd’hui, aucun chantier ne peut être totalement prévu à l’avance et nombreux sont encore les maîtres d’œuvre à discuter des ajustements nécessaires avec l’entreprise quasi au jour le jour. Certes nous ne sommes plus au Moyen Age mais si la « charrette » demeure, c’est que la notion de ‘deadline’, impérative, demeure aussi. Quand une agence doit remettre son projet pour un concours, qu’elle a déjà investi temps, argent et matière grise, il y a fort à parier que les architectes concernés vont travailler jusqu’au bout du bout d’eux-mêmes pour rendre le meilleur projet possible quitte, une fois le concours rendu, à buller quelques jours, voire à prendre des jours de congés bien mérités.
Surtout, la charrette n’est pas une spécificité de l’architecture, seul le mot, référence culturelle multiséculaire, permet de distinguer ce métier. Tous les autres disent : « en ce moment je dois bosser comme un malade pour faire tout ce que j’ai à faire ». Les pilotes de Canadairs, quand le pays est en flammes, bossent autant d’heures que leurs forces le leur permettent, ils ne se plaignent pas d’être charrette, les infirmiers et docteurs qui se battent chaque jour contre la pandémie non plus, pas plus que les policiers qui accumulent des heures supplémentaires qui ne leur seront jamais payées, les militaires qui risquent leur vie, les internes qui sont charrette 36 heures d’affilée avec des responsabilités qui valent vie ou mort.
Cela vaut aussi pour le chercheur ou le journaliste qui doit boucler son article, l’éditeur qui doit livrer à l’imprimeur, le dirigeant qui doit préparer une présentation d’importance, le boulanger seul au milieu de la nuit à pétrir la pâte. L’homme ou la femme politique qui doit arpenter les marchés dès 6h du matin dans le froid pour avoir une chance d’être élu, il est charrette quand, à 23h, il est encore en train de boire un verre de cidre à la galette des rois de la maison de retraite ? Les astronautes qui doivent se préparer à des voyages dangereux, ils sont charrette quand il leur faut apprendre le russe par cœur ? Mais nos pauvres petits étudiants d’archi en perdent le sommeil d’aller à l’école ?
Ceux qui geignent dans la presse sont-ils représentatifs ? Sans doute d’un changement des mentalités mais, prenons l’exemple souvent cité d’être charrette à l’école pour livrer des maquettes en temps et en heure, une insupportable requête. La population des étudiants d’architecture est comme les autres, il y en a qui sont doués, d’autres qui sont organisés, d’autres qui sont précis, d’autres qui s’appuient sur des convictions, d’autres qui agissent avec calme et détermination, d’autres qui se cherchent des excuses. Devinez lesquels sont charrette…
De fait, à rencontrer nombre d’étudiants, de différentes écoles, j’entends les défis et difficultés auxquels ils doivent faire face mais ceux-là sont justement liés à leur choix de formation. Celui qui veut rejoindre les forces spéciales de nos armées ou devenir chirurgien, il doit savoir que la formation sera exténuante, question de survie ! Cela vaut pour toutes les formations exigeantes.
Ou est-ce justement l’exigence qui heurte ces gens, souvent de bonne famille, peu habitués à se bouger et à rendre des comptes ? Quel niveau d’exigence ces jeunes gens s’imposent-ils à eux-mêmes sinon la volonté de devenir champion sans avoir à s’entraîner dur ? Parmi ceux qui font des études de géographie, combien deviennent explorateurs ? Certes le temps des mandarins sadiques est terminé, ou presque, et c’est tant mieux. Pour autant rien n’est dû à quiconque sur cette planète et l’architecture n’est pas une maîtresse facile, peu s’en faut !
De plus, la plupart des agences ont depuis longtemps abandonné la charrette débile du bourreau qui fouette, tout simplement parce que cela n’a aucun sens économique et que, sauf pour un sprint final, ce n’est pas une façon très professionnelle de mener son affaire, surtout aujourd’hui que les plans des cathédrales sont disponibles en BIM à n’importe quel moment du jour et de la nuit et que nombre d’architectes travaillent de 9 à 17h comme n’importe quel employé(e) de bureau.
Ce qui permet de parler maintenant de ces jeunes professionnel(le)s qui se lamentent que « on » leur ait vendu du rêve. Attendez une minute. C’est qui ‘On’ ? Voilà des jeunes gens qui viennent de faire cinq ans d’études, et une HMO, et qui, tombant du ciel comme des ingénu(e)s, découvrent la réalité de l’apprentissage de leur nouveau métier ? C’est un tel aveuglement qui pose question. Que s’imaginaient-ils/elles ? Qu’ils étaient attendus comme le messie ?
Comment en 2021 quiconque peut-il penser devenir architecte, au sens de travailler dans une agence et construire des immeubles, voire bâtir sa propre agence, illico au bout de cinq ans d’études joyeuses et d’une HMO rigolote ?
Il est possible après ce laps de temps de devenir chercheur, enseignant, fonctionnaire, journaliste et de travailler peinard dans un labo ou un bureau mais quiconque se présente aux études d’architecture avec la volonté de construire sait déjà qu’à 40 ans il sera encore un jeune architecte, que la sélection pour l’accès à la commande sera d’une brutalité inouïe et que tout ce qu’il aura appris lors de ses études ne représente qu’un infime pourcentage de tout ce qu’il lui faudra assimiler s’il espère un jour exercer le métier qu’il a choisi.
Là encore, cela ne vaut pas que pour les architectes mais, en l’occurrence, comment feront ceux qui pleurnichent déjà si d’aventure il leur faut un jour résister à des maîtres d’ouvrage rusés et puissants pour mener à bien leur mission ? Comment feront-ils pour élever leur art au-delà de ce que demande un promoteur ou de ce qu’impose la dernière mode à la cour ?
S’ils lisent encore le journal, les mêmes n’ont semble-t-il jamais entendu parler du livre de Rudy Ricciotti L’architecture est un sport de combat. Ils ne savent donc pas que, pour gagner de vrais combats architecturaux, ce qui est la mission des architectes, il faut un jour se sortir les doigts de la boîte à nougat !
Enfin ces jérémiades, relayées trop complaisamment à mon sens par radio trottoir, renvoient à la responsabilité de chacun dès lors qu’il est majeur et vacciné. Puisque dans les ENSA ou dans les agences, nous avons affaire à des grands garçons et des grandes filles, rien ne leur interdit, si les conditions de travail sont celles du goulag, de se présenter à leur tourmenteur, de lui indiquer estimer ses actions contraires à ce qui était attendu, de le remercier pour l’opportunité et d’aller voir ailleurs sans demander son reste. Au revoir et merci, la vie est longue !
En France, nul n’a à supporter contre son gré un enseignant obtus ou un tuteur imbuvable. Partir la tête haute et prendre sa vie en mains plutôt que pleurnicher est une alternative à laquelle visiblement ces jeunes gens qui gémissent dans les médias n’ont pas pensé !
Christophe Leray