L’architecture n’est pas une science exacte. C’est ce qui rend difficile sa critique, pourtant nécessaire. Pour les mathématiques par exemple, quand l’auteur a vu son équation validée par ses pairs, puis publiée dans une revue savante à comité de lecture, le résultat est réputé acquis : 2 + 2 = 4 ou E=MC². Les choses sont claires. Pour l’architecture, c’est plus compliqué.
En architecture, chacun le sait, chaque bâtiment, n’en déplaise à ceux qui se rêvent en bâtisseurs industriels, est un prototype. Sans équation définitive pour garantir si l’opération est ou non réussie, un processus public de validation par les pairs devrait s’imposer. Ce processus existe en amont, lors du concours par exemple. Mais il est quasi inexistant en aval.
Pour le coup, qui est responsable de cette fameuse critique dont l’architecture, en absence de certitudes, a pourtant un besoin vital puisqu’elle seule peut remettre en cause la force des habitudes ?
Les architectes avec un minimum d’expérience seraient bien sûr les mieux placés pour engager une revue critique de ce qui se construit : ils connaissent toutes les difficultés auxquelles l’homme ou la femme de l’art a été confronté(e) pour construire son bâtiment. Eux seuls, avec les ingénieurs des bureaux d’études, savent en un coup d’œil en apprécier la complexité technique, ou la spatialité généreuse, mettre en regard le nombre de mètres carrés et le budget et la qualité ou non du maître d’ouvrage.
Et comme ils savent écrire, aujourd’hui que les modes de communication sont pléthores, les architectes devraient joyeusement s’écharper entre eux à coups de tribunes enflammées car, pour qui les connaît un peu, ce n’est pas comme s’ils n’avaient pas d’opinion. Le débat serait vif et tranchant mais sans doute enrichissant.
Cela leur est en réalité impossible, ne serait-ce que parce que les architectes sont tenus déontologiquement de ne pas dénigrer les confrères et consoeurs. Charge alors aux autres, celles et ceux qui ne sont pas inscrits à l’Ordre, de s’en charger ? Hélas, pour ces derniers, la théorie en architecture rencontre vite des limites techniques liées à toutes sortes de pesanteurs aussi bien physiques qu’immatérielles. Déjà, savoir lire un plan.
Surtout, il est devenu difficile pour l’architecte en son nom propre, sauf s’il est connu et avec l’essentiel de sa carrière derrière lui, d’exprimer publiquement le fond de sa pensée car l’avenir de son agence dépend en partie de sa discrétion. Quel maître d’ouvrage veut travailler avec un architecte qui risque de dévoiler dans la presse ses états d’âme et les subtilités du tour de table financier ?
Il est vrai qu’avant, au bon vieux temps de la critique, il était facile dans la presse de s’écharper avec virulence sur les partis pris esthétiques de deux ou trois Prix de Rome ou sur la forme du futur Grand Palais. Mais l’architecte qui construisait en province une salle des fêtes ou une nouvelle mairie, on le laissait à peu près tranquille et on l’appelait Maître.
Aujourd’hui plus qu’avant cependant, l’architecte est devenu un obligé, donc attendre de lui/d’elle une critique circonstanciée est lui demander beaucoup. Sans compter qu’il/elle devient vite chatouilleux et adepte des noms d’oiseaux dès que la critique concerne l’un de ses bâtiments.
L’architecte pourrait pourtant parfois faire œuvre critique par ses bâtiments. Pendant la vague des bâtiments verts à forêt urbaine au 20ème étage – notez que dans les concours, la choucroute verte a déjà disparu mais bon – quel architecte pour oser l’immeuble vert couvert de fausses plantes en plastique, qui ne nécessitent aucun entretien, et qui restent vertes même en hiver ? Un immeuble vert stylisé ! Voilà qui aurait de l’allure !
Et voilà qui aurait un sens critique par rapport à tout le ‘green washing’ dont on nous abreuve. Edouard François y est parvenu avec son « immeuble qui pousse » et qui finalement ne pousse pas, mais il ne l’a pas fait exprès. À La Cité de la mode, à Paris, on y était presque.
Hélas, généralement, maîtres d’ouvrage et/ou promoteurs ne goûtent guère l’ironie.
C’est l’autre problème pour l’esprit critique de l’architecte : s’il dézingue, même à raison, le bâtiment raté d’un confrère, il ne va pas seulement heurter l’ego de ce confrère ou de cette consoeur, mais aussi celui du maître d’ouvrage, du promoteur, des bureaux d’études et ceux de toute la bande des intermédiaires qui se goinfrent d’honoraires à coups de concepts spécieux. De quoi se faire suffisamment d’ennemis à propos d’un seul projet pour envisager une reconversion dans la maison bois à Saint-Pierre-et-Miquelon. L’architecture est un petit milieu qui a la mémoire longue.
Qui alors ?
Le journaliste aujourd’hui n’est guère logé à meilleure enseigne.
Les journalistes ne sont pas, par définition, des critiques mais des auteurs portant un regard critique, ce qui n’est pas le même métier. Les journalistes sont (étaient ?) cependant les mieux placés pour diffuser auprès du grand public les enjeux des débats qui devraient par définition avoir lieu au sein des sociétés savantes d’architecture.
Mais la presse d’architecture non plus n’est plus celle du bon vieux temps. Comment être critique quand une partie du modèle financier de l’entreprise de presse repose sur la publication de monographies ou publicités payées par les agences ? Difficile d’aller critiquer l’œuvre de quelqu’un qui lâche 25 ou 30 000 boules, plus les images libres de droit et les textes, pour son recueil sur papier glacé. Idem pour les auteur(e)s de ces ouvrages par définition hagiographiques ; difficile de mordre la main qui vous nourrit ! Un business légitime, sans aucun doute, mais quand chaque architecte devient un client potentiel, la critique n’est plus un sujet.
La visite de presse, surtout quand elle emmène loin, est un autre grand classique. Quand un journaliste est dépêché aux Seychelles pour « visiter » et rendre compte du nouvel hôtel*****, c’est rare qu’il en revienne énervé. Ce pourquoi à Chroniques nous précisons toujours dans nos articles, quand c’est le cas, qu’il s’agit d’une visite de presse ; le lecteur comprend ainsi dans quel cadre s’est effectuée la visite et il a le droit de trouver l’article flagorneur. Cela dit, il est encore plus rare qu’un(e) architecte veuille montrer à la presse son bâtiment s’il/elle ne croit pas que l’ouvrage est au moins à moitié cuit.
En tout état de cause, la corporation des journalistes d’architecture est réduite à une assez simple expression et tous les articles qu’ils publient, quelles qu’en soient les qualités, ne représentent qu’une infime partie des réalisations construites par les architectes. De la maigre influence de la cinquième colonne…
De plus, pour les journalistes qui fantasment après vingt ans de métier de se lâcher et dévoiler l’envers du décor, à quoi bon se montrer critique quand les institutions architecturales elles-mêmes, sans parler du ministère de la Culture, n’ont de voix qu’étouffées dans la ouate des bonnes manières et des petits coups de vice.
Enfin, ne pas négliger le déluge auquel sont soumis les journalistes. Au bon vieux temps, ils étaient deux ou trois prix de Rome à communiquer – puisque le voyage était payé, il fallait qu’ils écrivent. Aujourd’hui les architectes ont bien compris que, même pour une halle de marché ou un gymnase, mieux vaut ne pas continuer à s’appuyer sur les lois du hasard et les recommandations bien intentionnées.
Pour le coup se sont multipliées les agences de communication et les architectes eux-mêmes ne sont plus tout à fait sûrs de savoir s’ils préfèrent 10 000 likes de gens qui pensent comme eux, dont 0,87% venus du Japon, ou un article dans Le Monde.
Qui pour faire le tri dans la logorrhée ? Et le journaliste qui, parce qu’il en comprend le sens et les enjeux, aime pourtant bien ce bâtiment qui se fait démolir sans rémission sur les réseaux sociaux, il écrit son article quand même au risque du courroux de la foule ?
Toujours est-il que la définition même – pourtant légale – du journaliste, comme celle de l’architecte, devient de plus en plus floue. Ce qui finit par bien arranger tous ceux qui s’en réclament, sauf bien entendu les architectes et les journalistes.
Christophe Leray