L’architecte Didier Allibert est conseiller municipal de la minorité de gauche – ils sont quatre sur 33 -au Puy-en-Velay (Haute-Loire), fief de Laurent Wauquiez, président de LR. Il est aussi conseiller régional de l’Ordre des architectes (CROA-Auvergne Rhône Alpes). C’est sous cette fonction qu’il est à l’initiative d’une réunion «Grand Débat» sur le thème de la «transition Ecologique» qui s’est tenue le vendredi 8 mars à la Maison de la citoyenneté du Puy-en-Velay sous l’éclairage plus particulier de l’urbanisme et de l’architecture. Un architecte engagé ?
De par ses diverses casquettes, l’homme de l’art est parfaitement au fait des enjeux de l’architecture et de l’urbanisme dans les petites villes, dont la sienne. De fait, les manifestations des gilets jaunes ont dégénéré au Puy-en-Velay le 8 décembre 2018 et l’acte II du mouvement, laissant ce jour-là la préfecture incendiée et 18 blessés. Et ça ne se passe pas bien depuis. De fait, le samedi 9 mars 2019, le Puy-en-Velay accueillait la manifestation régionale de l’acte XVII des Gilets jaunes. La ville était totalement barricadée, une ville morte, avec une activité économique réduite à zéro.
Une cinquantaine de personnes se sont déplacées pour le débat proposé le 8 mars sur le thème de la «Transition écologique», ce qui dans une ville de 19 000 habitants montre l’intérêt porté au sujet par la population. Restitution.
Chroniques : un mot sur votre engagement
Didier Allibert : Les architectes sont peu à avoir ce type d’engagement, ce qui me désole un peu. Il est permis de penser ce qu’on veut du grand débat, et même si chacun comprend bien que ce débat est surtout destiné à redorer le blason jupitérien, quand il est proposé de débattre, il faut participer à la discussion. Les architectes ne s’engagent pas dans la vie publique, ni associative d’ailleurs.
Je suis engagé depuis longtemps, proche du PC et du PS. Certes cela attire des ennemis mais pour se avoir des amis, il faut aussi avoir des ennemis. La démocratie fonctionne, même si ce n’est pas facile de se confronter à Laurent Wauquiez (ancien maire du Puy-en-Velay, réélu à 75%. NdA) et son successeur lui obéissant toujours aveuglément. Certes, je ne travaille pas pour la collectivité mais c’est aussi le cas de beaucoup d’architectes qui ont été beaucoup plus prudents que moi. Dans un système clientéliste, il y a très peu de privilégiés et beaucoup de déçus.
Cela dit, mon engagement ne m’a jamais empêché de construire. C’est la preuve qu’un architecte peut s’engager et travailler. Un conseiller municipal peut répondre à des appels d’offres et rien dans le Code civil ne l’empêche d’être retenu. Il en est de même pour les notaires, avocat, médecins, qui sont eux largement représentés à l’Assemblée nationale et plus généralement dans la vie politique. Pourquoi les architectes seraient les seuls à ne pas s’engager politiquement ?
En tant que conseiller régional au CROA-Auvergne, ce que je remarque depuis longtemps est que les architectes restent entre eux et ne s’expriment jamais dans l’espace public. Le livre de Richard Rodgers ‘Des villes pour une petite planète’ date de 2000, dans sa 4ème de couverture Jean Nouvel appelait déjà les architectes à s’engager. Il est impératif que les architectes s’engagent et soient visibles dans l’espace public. La fracture territoriale est patente et une tribune du même Jean Nouvel dans le Monde (27 mars 2017) consacrée à l’Ubu-urbanisme planétaire était prémonitoire des événements auxquels nous assistont depuis octobre 2018.
Votre initiative s’inscrit dans un contexte tendu au Puy.
Michel Chapuis, maire du Puy-en-Velay, était venu en place publique chaudement vêtu d’un gilet jaune le 1er décembre 2018, offrant de payer le café aux vrais «gilets jaunes». En réalité, il avait convoqué les militants LR locaux et ceux de la FDSEA (la version régionale de la FNSEA. NdA). Dès le samedi suivant les choses ont dégénéré et Monsieur Le Maire s’est alors désolidarisé du mouvement «gilets jaunes». La municipalité ponote s’est néanmoins abstenue d’organiser quelque réunion locale que ce soit dans le cadre du «Grand Débat». Il était donc évident pour moi, dans ce contexte, d’organiser une réunion, estimant qu’il serait utile de parler d’urbanisme et de transition écologique, de fracture territoriale aussi, et du rôle de l’architecte/citoyen .
Quelle est l’analyse de l’architecte
En tant qu’architecte – j’exerce depuis 1987 – je rencontre des gens très différents, y compris des maîtres d’ouvrage privés qui souhaitent une maison individuelle (M.I.). Quelle est la réalité ? Prenons un couple, 35 ans, un enfant, qui rêve de sa maison, face à une offre de terrain en périphérie de plus en plus lointaine, parfois même dans une commune donnant quasiment le terrain parce qu’un lotissement est l’espoir de conserver l’école ou le bureau de poste. Il faut comprendre ceux qui font ce choix de la maison plutôt que de l’appartement, d’habiter loin de leur lieu de travail et qui se retrouvent coincés à la campagne, qui n’est plus tout à fait «la campagne» quand elle est «lotie», sans services publics. Pris au piège de cet éloignement volontaire, ils se sentent désormais abandonnés. Les résidents d’un lotissement vieillissent aussi et en 20 ans à peine il n’y a plus d’enfants en âge d’être scolarisés. Alors l’école est elle-même menacée de fermeture. Il n’y a plus de commerces, plus de services publics. Cela les désespère !
Le Puy-en-Velay a une démographie peu dynamique, ce qui pose d’autres problèmes en termes d’équipements. L’étalement urbain se poursuit car il est toujours inscrit dans les documents d’urbanisme. Le Projet d’Aménagement et de Développement Durable (PADD) est plein de bonnes intentions avec l’intention de ménager la réserve foncière, une attention aux économies d’énergie, au climat, à la biodiversité, etc. Le discours est parfait mais l’urbanisme de zonage n’en demeure pas moins, avec les mêmes erreurs et toujours les mêmes ambitions démographiques liées à la construction de maisons individuelles.
Par exemple, la ville du Puy a lancé un «appel à projet» sur une ancienne plate-forme sportive, un terrain à 15 minutes à pieds du centre-ville. Terrain précieux sur lequel il fallait avoir un vrai projet urbain, capable de permettre la création d’au moins 150 logements très confortables sur dix ans. Avec cet appel à projets, il y sera construit tout au plus 30 maisons individuelles ! Pas du logement intermédiaire, pas des maisons de ville, des maisons individuelles ! Par ailleurs, l’urbanisation des terrains agricoles pour faire du lotissement continue. Le règlement des zones U limitant la hauteur du droit à construire en centre-ville demeure à 12 ou 16 m, ce qui empêche aussi toute surélévation, et ce qui empêche de densifier le centre-ville. Le raisonnement est toujours le même : si une ville veut gagner des habitants, il faut faire du lotissement.
Les inconvénients du lotissement sont pourtant désormais connus…
C’est aussi un refus politique de changer de mode de vie, malgré l’urgence environnementale. En Haute-Loire, il y a 257 communes, dont 150 ont moins de 500 habitants. Ils n’ont évidemment pas accès aux services qu’une ville de 5 000 habitants peut permettre. Simple question d’échelle, mais toutes les communes, même les plus petites, veulent lotir. C’est le seul moyen qu’elles envisagent pour regagner de la population. Si par exemple la décision était prise d’inciter à la fusion des communes pour qu’aucune n’est moins de 1500 habitants, cela permettrait de concentrer l’effort là où il doit être concentré et d’avoir une bien meilleure efficacité urbaine et environnementale. Mes consoeurs et confrères architectes sont toujours d’accord, ce discours ils le connaissent, mais en Conseil municipal c’est un message difficile à faire passer ! On dit vouloir densifier les villes mais tant qu’il y aura une offre pas chère de terrains à lotir, la ville ne sera pas densifiée.
Les 73 propositions du CNOA témoignent de cette conversation entre architectes qui ne met jamais le doigt là où ça fait mal. On me dit que si on réduit la place de la voiture, on met au chômage ceux qui les construisent, si on réduit le nombre de M.I. construites par an, on pousse à la faillite tous les constructeurs de M.I. ainsi que les artisans, nombreux, qui ne vivent que de la M.I. Ceux-là sont dans les petites villes. Ils sont les premiers à demander des lotissements car sinon ils ne vivent pas. Parfois, l’artisan est le maire de la commune. Dès qu’un lotissement est terminé, il en faut un autre sinon il n’y a plus de travail. A un moment donné, il faut avoir le courage de changer d’époque, d’envisager l’avenir autrement, il faut avoir le courage de faire des villes complexes, multi fonctionnelles, privilégiant toujours la proximité car c’est le levier le plus efficace contre le gaspillage d’énergie. De ce courage naîtront les emplois et la croissance qui nous manquent.
D’où l’attachement à la voiture…
Au Puy, le mouvement pendulaire des voitures est important, la qualité de l’air médiocre, tandis que les rues du centre ancien sont encore ouvertes à la circulation. A l’échelle d’une ville comme Le Puy, l’omniprésence de la voiture empêche le développement des transports en commun et n’offre aucune sécurité aux déplacements en vélos ni aucun confort aux déplacements piétonniers.
Ce constat, les participants au débat de vendredi le partagent tous. Des gens disent aussi que vivre dans un lotissement est agréable, qu’il y a une vie associative. Je le crois mais, s’il y a urgence écologique et s’il faut trouver des solutions vite, alors le rapport entre voiture et transport en commun doit être abordé de front. Cela signifie par exemple s’engager courageusement dans une production de logement ‘en ville’ qui satisfasse tout le monde, c’est-à-dire des logements plus grands, avec des accès extérieurs, des transports de proximité, etc.
Au Puy, l’abonnement pour une place de stationnement en centre-ville dans les parkings municipaux fermés revient à 60€ par mois, ce qui est beaucoup pour quelqu’un payé au SMIC. Mais si on met des parkings adaptés en périphérie pour supprimer le stationnement en ville, il faut alors des transports en commun gratuits. Tout le monde est d’accord mais, à l’échelon politique, c’est un sujet tabou et on fait mine, sous la pression, de tracer des pistes cyclables qui n’en sont pas, juste un petit bonhomme peint sur la chaussée. Ces ‘pistes cyclables’ en sont même dangereuses ! Et si l’on supprime la voiture en ville, que fait-on pour le parcours du piéton ? Ce sont des sujets dont les architectes doivent s’emparer car c’est leur sujet.
Dans quels domaines selon vous pourraient-ils intervenir ?
L’urbanisme est transversal, y compris dans le domaine de la fiscalité. Par exemple, la question de la taxe foncière est ultrasensible. Elle est en soi un impôt injuste dont le calcul est très complexe. Surtout elle n’est pas modulable. Or nous savons qu’une maison individuelle est cinq fois plus onéreuse pour la collectivité qu’un appartement en centre-ville pour ce qui concerne le coût des services municipaux : voirie, éclairage, déneigement, transports en commun, etc. Ce sont les gens qui ont fait le choix de vivre en ville qui coûtent le moins à la communauté qui payent le plus. Le kilomètre de déneigement coûte moins cher pour 200 familles en ville que le même kilomètre pour 20 familles en secteur diffus. La voirie et l’urbanisme représentent au moins 50% du budget d’une ville ! Or la taxe foncière est basée sur la seule dimension de la propriété bâtie, et encore celle-ci n’est que déclarative.
Il faut se souvenir que la crise des ‘subprimes’ de 2008 était une crise de la maison individuelle. On avait poussé tant de gens à acheter leur maison… En France nous avons le même problème, c’est un sujet qui me préoccupe.
Quels sont les leviers d’interventions ?
J’en vois au moins deux :
– Le levier des règlements d’urbanisme. Il faut, comme le proposait Jean Nouvel*, figer et sanctuariser les zones naturelles, mais il faut pour cela que les règles soient incitatives et libèrent les droits à construire dans les zones déjà urbanisées, y compris les lotissements des zones UC ou UD, pour construire plus haut.
– Le levier de la fiscalité. La M.I. est un droit, une façon d’habiter, mais c’est un droit qui se paye. La taxe foncière doit donc être modulée entre logement individuel et logement collectif.
Comment les architectes peuvent-ils s’engager ?
Comme je l’ai encore vu vendredi soir, il y a chez nos concitoyens une vraie prise de conscience, dit autrement il y a une vraie inquiétude. La perte de biodiversité par exemple, les gens le voient et ça fout la trouille et pourrait vite tourner à la panique.
Il faut que les architectes cessent de parler d’architecture, le monde étant ce qu’il est, ils seraient beaucoup plus utiles à s’exprimer dans l’espace public, à parler de politique, de mode de vie, de rapports de force, de moyens de transport. Quelles que soient leurs opinions, s’ils ne sont pas dans le débat, sur la place publique, ils ne peuvent pas se défendre eux-mêmes et, surtout, ils ne peuvent jamais exprimer ce qu’ils savent et pratiquent quotidiennement. Ce n’est pas en tenant conférence sur l’usage du bois dans la M.I. ou le bâtiment que l’on fera avancer le sujet de fond.
Il y a 60 ou 80 architectes en Haute-Loire, professionnels libéraux ou salariés, s’ils étaient tous dans un Conseil municipal, un lieu qui donne le pouvoir de faire évoluer les choses, ils pourraient peser sur leur destinée et celles de leurs concitoyennes et concitoyens pour l’intérêt général. Je prétends que chaque élu du Conseil régional de l’Ordre, dans toute la France, devrait, dans le même esprit, se porter candidat sur une liste aux prochaines élections municipales. C’est le bon moment pour le faire.
Et je ne doute pas qu’ils soient bien accueillis dans ces listes vont car ils disposent d’une compétence en urbanisme, sur des dossiers techniques, sur les marchés publics aussi, difficile à trouver. Les architectes seront donc bien accueillis et il n’est pas si compliqué d’être candidat. Dès le début de la campagne, être candidat, c’est pouvoir parler d’architecture et d’urbanisme et, en cas d’élection, c’est, pendant six ans, même dans une liste minoritaire, continuer à parler d’architecture et d’urbanisme.
Propos recueillis par Christophe Leray
*« Pour sauver les banlieues, il faut contenir l’expansion urbaine » Jean Nouvel. Le Monde. 27 mars 2017.
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• Démocratie et citoyenneté – De la ville et de la civilisation européenne
• Recourir au savoir-faire des professionnels